Steven Spielberg avait-il lu cet album avant de tourner Indiana Jones et la Dernière Croisade ? On serait en droit de se le demander, tant la première case rappelle le plan d'ouverture de la troisième aventure de l'aventurier au chapeau, dans lequel la montagne du logo de Paramount se fond en un piton rocheux typique du désert du sud-ouest des USA.
Il n'est cependant nullement question d'excursion de boy-scouts ici, bien au contraire ; la troupe de cavaliers fédéraux mexicains que rencontre notre lieutenant n'est pas commode ! Il faut voir le sens du détail dans leurs trognes patibulaires et moustachues en arrière-plan de la case où leur commandant pointe un doigt accusateur à Blueberry : Jean Giraud a vraiment perfectionné ses visages, en s'inspirant notamment des films de Sergio Leone – nous y reviendrons…
Ledit commandant n'est d'ailleurs pas en reste : dénommé Vigo, j'y vois un croisement entre Gian Maria Volontè et le révolutionnaire Pancho Villa… on a presque envie de se gratter rien qu'en voyant son visage buriné et sa barbe de trois jours ! Nous sommes loin du lieutenant Graig des premiers albums, "tout droit sorti d'un magazine de mode" comme disait Blueberry, et c'est très bien comme ça.
Plus virile que jamais, Blueberry semble confondre Fort Alamo et Fort Navajo puisque, seul avec sa winchester, il prie Vigo de ne pas régler ses affaires sur le sacro-saint territoire américain, doctrine Monroe oblige, avant de se lancer lui-même à la poursuite du cavalier solitaire traqué par les "Mex". Malheureusement, ce dernier se précipite tête la première dans un ravin, ce qui donne lieu à une scène crépusculaire assez spectaculaire (coin-coin) dont la violence est brillamment renforcée par l'absence d'onomatopée. Blueb' ramasse néanmoins la missive "adressée au Présidents des Etats-Unis d'Amérique" et rentre au fort, que nous n'avions plus vu depuis une ou deux planches au début du Cheval de Fer, pas moins de six tomes précédemment.
En parlant du Cheval de Fer, Jean-Michel Charlier nous gratifie alors d'un curieuse redite du gag de "Blueberry en tôle à cause de tricheurs auxquels il file une correction". C'est un détail mais je me demande bien pourquoi les auteurs se sont sentis obligés de nous le ressortir, presque case-pour-case.
Enfin, cela nous donne l'opportunité de faire connaissance avec le général McPherson, conseiller militaire du président. Au cours de leur traversée du désert jusqu'à Fort Navajo, McPherson révèle que la missive interceptée par Blueberry contenait des informations sur l'or confédéré, 500 000 dollars transportés en catastrophe au Mexique par des loyalistes du Sud dans l'espoir de continuer la lutte contre le Nord après la Guerre de Sécession. De la plume de tout autre que Charlier, ce déballage d'informations serait assommant, mais le scénariste liégeois n'a pas son pareil pour rendre ce type de séquence digeste mais carrément passionnant. Barbe-Rouge et Buck Danny regorgent aussi de ce type de récits basés sur des faits historiques, et à chaque fois l'écriture de Charlier nous les fait littéralement vivre.
S'ensuit cependant une séquence un peu moins soignée : pour parfaire la couverture de Blueberry, désigné volontaire pour retrouver le trésor au nom du gouvernement de Washington, McPherson le raye des cadres de l'armée. Son faux-procès est expédié en une demi-planche, ce que je trouve gonflé étant donnée la portée de l'événement : la série s'appelait encore "LIEUTENANT Blueberry", tout de même ! Je veux bien accepter le fait que le récit doit aller vite, surtout au format de l'époque, mais comment peut-on passer aussi vite sur cette rupture dans la vie de quelqu'un qui disait de l'armée "qu'elle avait été sa seconde famille" ? Je trouve cette hâte vraiment dommage, mais au moins permet-elle de montrer que Mike a gagné en cynisme ce qu'il a perdu en romantisme, puisqu'il est plus intéressé par sa part du magot que par la promotion que lui promet McPherson en cas de réussite. Ce genre de "carence morale" fait vraiment le sel du personnage, bien plus que la carte du "refus de l'autorité" jouée jusque-là, et cela Charlier l'a bien compris.
Réduit à la vie civile, MSB ne tarde pas à enfiler un cache-poussière (ding! pour chaque référence à Leone) pour aller retrouver son vieux pote Jim McClure, que ses mésaventures du diptyque précédent n'ont apparemment pas dégouté de la prospection. Après avoir détruit sa réserve de whisky, Blueberry charge Jimmy de rameuter Red Neck et leur donne rendez-vous de l'autre côté du Rio Grande.
Comme si la perspective de retrouver le deuxième sidekick de notre héros au nez cassé ne suffisait pas, le lecteur a alors l'agréable surprise de retrouver Finlay, Kimball et leur bande de jayhawkers sudistes, vus pour la dernière fois dans le tome 5 ! Il faudra encore attendre deux albums pour savoir pourquoi le petit groupe n'a pas profité de la promesse d'amnistie promise par Blueberry, mais pour l'heure il devient rapidement évident que les bandits au grand cœur de La Piste des Navajos ne sont plus qu'un lointain souvenir. Sa chevelure désormais plus Charles Manson que Beatles, Finlay n'hésite pas à abattre un de ses propres hommes dans le dos lorsqu'il refuse de se lancer à la recherche de l'or confédéré. Bye bye romantisme, comme pour Blueberry lui-même.
En attendant, cela fait plus d'adversaires pour un Nez-Cassé qui n'en a pas besoin : capturé par Vigo dès qu'il traverse la frontière, le pauvre Blueb' subit une nouvelle séance de torture, particulièrement douloureuse et originale, lorsque Vigo le traine derrière son cheval au galop dans un amas de ronces. Outch… spoiler : ce ne sera pas la dernière, Charlier et Giraud se déchainant à qui mieux-mieux dans les trois albums à suivre.
Dans l'immédiat, il parvient cependant à semer Vigo et à atteindre la bonne ville de Chihuhua, où l'attend l'auteur de la missive à l'attention de la Maison-Blanche. C'est dans une bâtisse d'une autre couleur, la Casa Roja, saloon/bordel le plus populaire de la ville, que se révèlent les progrès de Giraud en matière d'ambiance : à grands renforts de teintes de rouges et de mauves, il arrive à donner vie à un environnement incroyablement fouillé et détaillé. De même que j'avais soif en lisant Le Spectre aux Balles d'Or, je respire la fumée de cigare et sens la saveur rance de la tequila sur ma langue lorsque je regarde ces planches. Après les teintes pâles et poussiéreuses de la première partie de l'album, cette séquence est du Casablanca à la sauce western.
C'est également là que nous rencontrons enfin le personnage titulaire : la fameuse Chihuahua Pearl, première incursion féminine depuis Miss Marsh dans le tome 6 (pardon à cette brave Guffie, mais ça ne compte pas). La nouvelle venue n'a toutefois rien de commun avec la prude institutrice de L'Homme à l'Étoile d'Argent ; grande, blonde, élégante, la choucroute voluptueuse emblématique de la période, le cigare entre ses lèvres sensuelles, un pistolet Derringer dans une main et un verre de whisky dans l'autre, c'est de très loin le personnage le plus sexy de tout l'univers de Charlier – il faudra attendre les années 80 pour que Lady X lui arrive à la cheville. Plus encore que son design, ce sont sa personnalité, son verbe haut et son intelligence qui en font très rapidement la Blueberry-girl ultime.
En effet, ayant eu vent de l'existence de l'or après avoir couché avec le colonel Trevor, officier sudiste chargé de sa protection et seule personne au monde à connaitre son emplacement, Pearl a eu l'idée de jouer sur sa citoyenneté pour qu'on l'aide à délivrer Trevor, à présent enfermé par un autre prétendant, le vaniteux gouverneur Lopez. C'est là qu'intervient Blueberry, qui ignore malheureusement que Boudini (probablement mon nom préféré de toute la série) escamoteur italien associé à Pearl, l'a trahi au profit de Lopez…
Pfiou, après le huis-clos entre les cinq personnages de l'album précédent, Chihuahua Pearl est autrement plus fourni et complexe, totalement dans la veine charlièrine. L'intrigue est certes à nouveau basée sur une chasse au trésor, mais le nombre de joueurs et l'arrière-plan historique nous privent de l'aspect viscéral et de la démence du cycle de l'Allemand perdu.
S'il pêche donc légèrement sur le fond par-rapport au chef d'œuvre absolu qui le précède, ce premier tome de la trilogie de l'or confédéré continue en revanche la révolution amorcée dans la mesa du cheval mort. Tout y est plus authentique, poussiéreux, puant, violent, brutal… avec ceci en plus qu'un certain Sergio Leone est passé par là et a lui aussi révolutionné le genre du western sous sa version cinéma, dont Charlier et Giraud se sont toujours inspirés. D'où l'enchainement de gros plans sur des visages dignes de Goya, le cadre mexicain, l'ambiguïté morale des personnages, le clash des motivations, le chassé-croisé, la violence redoublée, le dynamisme des scènes d'action… et, cerise sur le gâteau des fans de la série : le retour des jayhawkers, passés du côté obscur du Robin-des-boisisme, et l'arrivée de la future Miss Blueberry !