Bien que cela arrive bien peu de fois, au point d’être une occurrence légendaire, j’engageais ma lecture de Chiisakobé avec une impatience et une joie que je ne cherchais pas même à contenir. La dithyrambe, je le savais, me brûlerait les doigts pour que je m’en aille aussitôt apaiser ma fougue sur un clavier malmené de mes débordements d’enthousiasme. Tokyo Kaido, voyez-vous, m’avez comme laissé quelques excellents souvenirs, aussi bien logés dans le cœur que dans la cervelle.
Adapté d’un roman dit-on ? Ce ne serait alors pas une idée originale comme le fut la précédente composition dont je m’étais gargarisé. Mon exaltation, déjà, se tempérait. La suite de ma lecture acheva de congeler ce qu’il y avait eu d’ardent en moi.
Chiisakobé est un manga qui n’a certainement pas été écrit à tout hasard, l’œuvre dont il résulte est, j’imagine, un classique de la littérature japonaise, digne d’être exposé ainsi sur ce support après avoir été décliné en film en 1962. Et pourtant, que cela passe mal. Y’a comme des lames de rasoir dans le nectar.
Qu’on ne s’y trompe pas, Minetaro Môchizuki n’a pas à rougir de son adaptation, minutieux qu’il aura toujours su se montrer avec l’orchestration de ses planches, mais les personnages, même aussi bien écrits – pour certains seulement – ne m’évoquent strictement rien. Ritsu et ses silences glacés vogue au travers des pages, ectoplasmique, sans trop que l’on sache ce qu’elle fait là, bien que la narration s’emploie et s’acharne à nous l’exposer comme un élément incontournable de l’œuvre. Elle est là, et m’exaspère chaque fois un peu plus lorsque je l’aperçois.
Quant au travail d’adaptation, ne m’aurait on pas assuré que Chiisakobé sortait droit d’un bouquin que je l’aurais deviné bien assez tôt. Les introspections narratives s’y dispensent par légions entières si bien que les pages ne sont parfois faits que de textes qu’on trouvera incidemment tapissés de dessins. Cette constante exposition de ce qui traverse l’esprit des protagonistes nuit à la discrétion d’une histoire qu’on espérait plus subtile dans son énoncé. C’en est parfois pataud tant nous saturons de devoir frayer au travers des pensées alors distillées sans parcimonie aucune.
Je crains de trouver dans Chiisakobé un nouveau cimetière d’espérances creuses et niaises. Le protagoniste, en proie à une adversité liminaire assez lourde à assumer, refuse les mains qu’on lui tend afin de redresser son entreprise par ses propres moyens. Le tout, en bataillant – avec un petit air de pas y toucher – pour que les enfants qu’il recueille ne soient pas séparés.
J’ose espérer ne pas trouver un dénouement mielleux à l’arrivée, car le chemin semble se paver dangereusement dans cette direction.
Les enfants recueillis, ressort scénaristique malvenu et dispensable, sont excentriques et retors au point de les décrédibiliser comme personnages. La gamine capable de psycho-analyser le complexe d’infériorité de Ritsu au doigt mouillé étant à mon sens le pinacle de ce qui ne va pas avec eux. Mettez cinq jeunes de leur âge où que ce soit, et ils ne tarderont pas à s’agiter dans tous les sens comme des gosses. Eux passent le plus clair de leur temps groupés, les sourcils froncés de concert, réunis comme une chorale d’ascètes pentecôtistes venus à nous pour ne rien nous chanter. Ils se coordonnent dans leur inanité constitutive, sans personnalité distincte ne sortant du lot ; tous plus interchangeables les uns que les autres, troquant une fausse originalité pour une autre.
Qui plus est, c’est franchement une idée à la con de réunir ensemble les cas à problème. Mais si les services sociaux de ce bas monde étaient compétents, les cas sociaux ne seraient qu’une légende urbaine.
Les chapitres m’apparaissent mal découpés, ils ne marquent pas une étape du récit mais orchestrent une cassure à un moment donné car un nombre de pages imparti a été rempli afin de remplir le quota mensuel. À mesure que l’histoire défile, je ne trouve pas un soupçon de contentement de toute ma lecture.
Sans savoir exactement si le problème est consubstantiel au livre dont il s’est inspiré, Chiisakobé n’a pas l’odeur du vrai. Jamais je ne crois à ce que je lis, à ce que je trouve. Ces relations entre les personnages ; ce triangle amoureux informel qui plane, il n’a ni sens ni intérêt ni objectif défini. Comme tout le restant de l’intrigue par ailleurs. Ça vivote mornement, jamais le récit ne prend de direction définie où se rendre. S’il n’y a aucun propos, comment pourrait-il y avoir un intérêt ?
Réellement soucieux de comprendre d’où provenait l’engouement critique entourant Chiisakobé, j’ai naturellement parcouru les commentaires parus sur SensCritique à son sujet (tous sur la fiche du tome 1, allez comprendre). Je n’y ai trouvé aucun argument convainquant, mais un élément primordial : une citation de l’auteur relativement à ce qui entoura ses ambitions environnant le projet ; de quoi largement mettre la lumière sur ce qui n’allait pas.
Marius, dans sa critique citait alors ce passage que je reprends à mon compte pour les besoins de la critique :
J’aimerais que Chiisakobé soit un tournant dans ma carrière. Quand vous travaillez pendant longtemps, l’idée que les gens se font de vous finit par se fixer et je voulais la faire évoluer. En termes graphiques, j’ai commencé à faire des dessins plus épurés. Si l’on regarde le trait de près, on voit apparaître des lignes inutiles. En sélectionnant, en choisissant d’éliminer certaines choses, je me suis aperçu que le rendu était plus clair et qu’on pouvait dessiner des choses puissantes même sans utiliser de "kôkasen" [ces lignes d’effet souvent employées dans le manga pour figurer les émotions ou le mouvement].
De là découle tout ce qui ne va pas avec Chiisakobé. Les dessins, il est vrai, sont épurés au point de n’être plus que des traits gras et rigides sur des pages blanches. Ajouté à cela la volonté flagrante et obstinée de l’auteur à vouloir s’émanciper de l’idée qu’on se faisait de lui, et on obtient un manga écrit et dessiné pour de mauvaises raisons. Monsieur Môchizuki a commis cette œuvre pour lui, relativement à un besoin compulsif de se démarquer de lui-même. Aussi ne fut-il pas étonnant que je pus trouver ici matière à me satisfaire de ma lecture. Sans doute a-t-il aimé lire l’œuvre dont il se sera chargé de l’adaptation, mais ce seul leitmotiv n’est pas une raison suffisante pour entreprendre pareil chantier. Coppola ne s’était pas contenté d’adapter au Cœur des Ténèbres pour son Apocalypse Now, il s’en était imprégné, l’avait vécu à travers lui, et nous l’avait rapporté dans l’ère du temps. Ici, nous avons droit, je crois à une transposition finalement peu inspirée et très franchement maladroite ; en tout cas, désagréable à lire à ne trop savoir sur quel pied danser quatre tomes durant.
Môchizuki dira que rien d’extravagant ne se passe dans Chiisakobé. Je me permets de le reprendre : rien ne se passe du tout et, pire encore, les extravagances entourant les enfants et le banquier obsédé par sa fille ne sont là que pour remuer le vide et assaisonner l’ennui. La lecture n’en ressort que plus déplaisante encore alors que nous ne nous trouvons pas de prise concrète et solide à l’aquelle s’accrocher franchement afin de rester rivé à l’œuvre.
Les silences, les plans constants sur les mains et les pieds des personnages par expressionnisme – ce qui fonctionnait admirablement bien avec œuvre précédente – ne font que renforcer cette impression que rien ne se fait. L’atmosphère prend le pas sur le contenu et nous étouffe dans sa fausse mélancolie, froide et sirupeuse au point d’en être indigeste. Chiisakobé n’exprime pas les sentiments, il les émule ; et mal.
Et la voilà, ça y’est, je l’attendais sans l’espérer, la litanie droit-de-l’hommiste du « C’est pô bien de catégoriser les gens et de faire preuve d’essentialisme ! ». Un gamin se fait pincer à piquer dans une supérette, le responsable s’en plaint, le désigne comme un merdeux – ce qu’il est au demeurant – mais Shigeki part dans ces grands discours – écrits mille fois au moins – où il nous assure qu’il ne faut pas considérer les enfants délinquants comme des déchets sans valeur, qu’ils ont en eux, des trésors cachés enfouis et blaaaaablaaaablaaaa. Un enfant, c’est un animal en voie d’accès à l’humanité ; dompte-le mal et jamais il n’outrepassera son statut de mammifère. C’est pas un service à rendre aux gosses à problème ou aux criminels que de leur trouver des excuses et leur supposer une grandeur d’âme. Je me croirais de retour sous le ciel gris de Rainbow.
D’autant que j’interprète ça comme une manière pour Shigeki de se dédouaner de ses responsabilités, lui qui a maintenant ce gosse à charge. La faute lui incombe à lui aussi, mais quelques grands airs indignés, un sursaut de vertu morale et le voilà pur comme neige. Que de malhonnêteté.
Tout est bien qui finit bien. Les enfants restent ensemble et heureux grâce à l’orphelinat reconstruit – lire Sunny pour une mise en lumière autrement plus juste et mieux travaillée de ce sujet – Ritsu et Shigeki se marient parce que l’amour triomphe de tout ou un truc comme ça, Daitome prospère, une fin mièvre comme je les hais tombé comme un point final las et désinvolte digne d’un disgracieux Happy End.
Ma lecture achevée, j’en viens à me demander, presque sincèrement, si Môchizuki n’a pas adapté cette purge afin d’annihiler le respect qu’on l’on puisse lui vouer en tant qu’auteur. Car croyez-moi que d’estime à son égard, j’en ai soudain moins après m’être fané Chiisakobé. Je me console en me disant que l’œuvre préexiste au moins à Tokyo Kaido et, que de ce fait, il est permis d’espérer quant à tout ce qui aura été paru depuis.