Pas facile d’être une femme émancipée dans la très conservatrice Angleterre victorienne. Clémentine Harper, 20 ans, le découvre à ses dépens. Lorsque cette jolie roturière croise le jeune Winston Churchill, qui a alors le même âge qu’elle, à un concours équestre organisé au château de Blenheim en 1894, elle tombe éperdument amoureuse du jeune aristocrate, dont on pressent déjà qu’il est promis à une brillante carrière militaire et politique. Evidemment, leur amour est impossible, car un gouffre social les sépare : Winston Churchill appartient à l’une des plus prestigieuses lignées anglaises, tandis que Clémentine est la fille d’un simple maquignon. Autrement dit, d’un marchand de chevaux. Mais la jeune femme n’est pas du genre à renoncer aussi facilement. Poussée dans le dos par sa tante Eleanor, qui lui a donnée une éducation féministe très avant-gardiste pour l’époque, elle remue ciel et terre pour attirer l’attention de Winston Churchill. Balayant d’un revers de la main tous ceux qui cherchent à la décourager, Clémentine s’impose au culot pour devenir la première journaliste féminine du "Morning Standard", même si elle doit pour cela adopter le pseudonyme plus asexué de Clem Harper. Il faut dire que la jeune femme ne recule devant aucun reportage difficile, faisant preuve d’un courage et d’une opiniâtreté remarquables. Des horribles asiles psychiatriques pour femmes en Angleterre à la violence des champs de bataille en Afrique du Sud, Clémentine s’impose petit à petit comme l’une des plumes les plus respectées de Londres. Sera-ce suffisant pour lui permettre de conquérir le coeur de Winston Churchill? Ou bien ouvrira-t-elle enfin les yeux sur l’orgueil et la misogynie de cet homme qu’elle admire tant?
Cette dernière BD particulièrement réussie souligne à quel point ce scénariste prolifique, connu notamment pour la série "Le Décalogue", va manquer au monde du 9ème art. Très peu d’auteurs parviennent à raconter les petites histoires dans la grande Histoire de manière aussi passionnante que lui. Frank Giroud, qui était agrégé d’histoire et qui a été enseignant, le prouve à merveille dans "Churchill et moi", un livre dans lequel il mêle un véritable souffle romanesque avec des éléments bien réels, comme dans la plupart de ses récits. Plutôt que de se concentrer sur Winston Churchill, dont on sait déjà tout ou presque, Giroud choisit de se focaliser sur le destin fictif de la jeune Clem Harper. Grâce à elle, le scénariste nous fait vivre de l’intérieur plusieurs épisodes-clés de l’Histoire du Royaume-Uni, presque sans avoir l’air d’y toucher. "Raconter la vie déjà toute tracée d’un personnage réel ne m’intéresse pas", expliquait le scénariste lors de la sortie du livre. "Ce qui me passionne, c’est l’invention, la création pure, même si je reste très rigoureux quand il s’agit de la camper dans un décor réaliste ou de reconstituer un contexte historique." Féministe convaincu, Frank Giroud ne manque pas aussi d’égratigner (un peu) l’image de Churchill, dont l’attitude vis-à-vis de Clémentine est révélatrice de celle des hommes de son époque. "Quel plaisir d’animer les face-à-face entre une femme ambitieuse, issue qui plus est d’un milieu populaire, et un aristocrate machiste imbu de lui-même!", soulignait Frank Giroud il y a quelques semaines. Mention spéciale au travail bluffant du jeune dessinateur italien Andrea Cecchi. A vrai dire, on a presque du mal à croire qu’il s’agit de sa toute première bande dessinée, tant il fait preuve d’une maîtrise digne d’un vieux routier. Venu présenter quelques planches au Festival d’Angoulême en 2016, Andrea Cecchi avait réussi à convaincre les éditions Casterman et Frank Giroud de lui donner une chance. En plus d’être un sacré scénariste, ce dernier avait donc aussi un certain flair pour dénicher les talents prometteurs. Décidément, son départ va laisser un grand vide…
Plus de critiques BD sur mon blog AGE-BD.