Avant que son centenaire ne la repopularise dans l’univers de la BD via des séries d’excellente facture telles que Notre Mère La Guerre et L’Ambulance 13, la Grande Guerre est longtemps restée relativement en retrait dans le paysage bédéphile. Hugo Pratt l’utilisait comme toile de fond d'une bonne moitié des albums de Corto Maltese, mais il faut croire qu’elle n’avait pas trop la cote, surtout en comparaison avec sa cadette de 1939-1945. En fait, René Tardi la portait quasiment à lui seul à bout de bras, directement (Putain de Guerre, C’était la Guerre des Tranchées) ou indirectement (Adèle Blanc-Sec, Adieu Brindavoine), tandis que le couple belge Françoise Rivière-Gabrielle Borile visait un public plus familial à travers les aventures de Victor Sackville, consacrées à un agent so british de Sa Majesté et publiées par le Journal de Tintin.


Par bien des façons, avec La Croix de Cazenac démarrée en 1999, le duo Pierre Boisserie-Éric Stalner fait un peu la synthèse des trois approches susmentionnées, en rassemblant l’ésotérisme et l’exotisme de Pratt, le réalisme de Tardi et le côté « roman d’espionnage » de Rivière/Borile dans une seule et même série. Méthode gagnante ? Démarrée avec entrain au Nouveau Millénaire, La Croix de Cazenac délaissa bien vite le difficile équilibre entre ces trois approches pour privilégier tantôt l’une, tantôt l’autre, au point de perdre toute identité véritable et de se terminer une douzaine d’années plus tard dans l’apathie la plus totale, y compris celles de ses propres auteurs. Mais pour l’heure, penchons-nous sur ses glorieux débuts.


« 1914, l’Europe est une vieille dame qui a du mal à se remettre de l’accouchement de son XXe siècle. », comme le dit l’entame. La formule est crue, mais plutôt bien vue. Cela tombe bien, cette vieille Europe à l’agonie, le dessinateur Éric Stalner parvient à la recréer à la perfection, depuis l’indolence estivale de la Dordogne jusqu’aux boues et barbelés du front, en passant par les ruines d’un village sur lequel s’ouvre ce tome 1, Cible Soixante.


Les Cazenac éponymes, ce sont une famille viticole du Sud-Ouest : le père Victorien, vieil aristocrate de province, veuf et barbichu ; son fils ainé Henri, fringuant officier des renseignements, pendant français de Francis Blake et Victor Sackville ; et le fils cadet Étienne, jeune éphèbe destiné à entrer dans les Ordres. Sans oublier la toute nouvelle madame Cazenac, Louise, jeune épouse d’Henri, jolie rousse à laquelle je trouve un petit air de Laetitia Casta (peut-être pas un hasard, car il s’avérera bien plus tard que la belle est également Corse !).


Quant à la fameuse croix, il s’agit du symbole familial, que l’on retrouve sous la forme d’un calvaire où Étienne aime à se plonger dans l’étude des Textes, ainsi que sous celle d’un pendentif qu’Henri porte sur lui au moment de rejoindre le front, à l’heure de la mobilisation générale. C’est également tout ce qu’il reste de lui lorsque son père et son frère, dévastés, apprennent sa mort au champ d’honneur avant même l’hiver. Tout, vraiment tout ? Nenni. Parti le remplacer et le venger, Étienne, devenu entretemps nettoyeur de tranchées sous le sympathique sobriquet de « Trompe-la-Mort », ne tarde pas à découvrir que le pendentif cache un mot mystérieux griffonné de la main d’Henri avant sa mort : « Cible Soixante ».


Les éléments se mettent donc en place pour une intrigue mêlant secrets familiaux et secrets d’état, car l’ombre de l’inquiétant colonel Valois, chef du renseignement militaire et « ami » de la famille Cazenac, n’est jamais loin. A-t-on trahi Henri ? Qui est la « Cible Soixante » ? Qui est vraiment Louise, surnommée « Hécate » ? Autant de questions qui agitent le lecteur – et le jeune Étienne, lorsqu’il n’est pas occupé à ramper d’une tranchée à l’autre, sous le feu des mitrailleuses allemandes… tellement occupé, d’ailleurs, qu’il ne semble pas remarquer l’intérêt que lui porte sa séduisante belle-sœur…


À défaut d’être haletant, le rythme est bien maîtrisé par Pierre Boisserie, de même que les dialogues, ni trop désuets ni trop modernes (j’y ai découvert le terme occitan « gouillassou », que je ne manquerai pas de réutiliser…à l’occasion). Les personnages sont intéressants quoique relativement basiques, et bénéficient grandement de l’élégance et de la finesse du trait d’Éric Stalner, que ce soit lors des gros plans sur les visages (le dialogue au clair de lune en début d’album, celui entre Louise et Valois plus tard) ou des prises de vue plus larges, notamment au front et à l’infirmerie. On sent Stalner s’épanouir dans cette ambiance, à la fois raffinée et impitoyable, qui sied bien à son sens du détail.


Esthétiquement plaisant d’un bout à l’autre tant dans sa représentation des personnages que dans celle de leur environnement, sans chichis lorsqu’il s’agit d’évoquer les horreurs de la guerre des tranchées mais sans en faire trop non plus, et fort d’une solide intrigue à base de trahisons et d’espionnage en temps de guerre, Cible Soixante constitue un démarrage idéal pour La Croix de Cazenac. La triple promesse implicite de Pierre Boisserie et Éric Stalner est pour l’instant tenue, avec maestria ! Mais pour combien de temps ? Le quatrième de couverture, reprenant Hamlet, Acte III, Scène 1, déclare : « nous sommes tous de fieffés gueux, ne te fie à aucun de nous. » Serait-ce de mauvais augure ? Réponse au prochain tome : L’Ange Endormi.

Szalinowski
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le 21 févr. 2021

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