Critique de Cicatrices par Yasujirô Rilke
Le trait de Li Kunwu, auteur du chef d'oeuvre "Une vie chinoise", porte là sur la guerre sino-japonaise. L'oeuvre vaut moins pour sa charge émotionnelle que pour les documents d'histoire...
le 18 déc. 2015
Il aura fallu qu'y débute la plus grande crise sanitaire de notre époque pour que le paradoxe de la Chine éclate de nouveau au grand jour : celui d'un peuple immense, tant par la taille que la résilience, mais dont la voix peine à se faire entendre, en particulier au-delà de ses frontières, la faute au verrouillage exercé sans relâche par sa caste dirigeante depuis plus d'un demi-siècle. "700 millions de petits Chinois" et aucune voix ? Non pas. Mais un peu comme pour leurs voisins russes, on a parfois l'impression que les artistes de l'Empire du Milieu ont besoin de basculer dans la dissidence en bonne et due forme pour se faire connaître de l'Occident. Tel n'est toutefois pas le cas de Li Kunwu.
Ex-"soldat dessinateur" (sic) de l'Armée populaire de libération, "Monsieur Li" sort pourtant des sentiers battus de la propagande maoïste pour faire de ses Cicatrices un récit éminemment touchant et personnel, doublé d'une réflexion passionnante sur le passé, le présent et le futur de son pays. Révélée au public francophone par sa trilogie Une Vie Chinoise, l'oeuvre de Li Kunwu avait pour la première fois été portée à mon attention par une exposition lui étant consacrée à Angers en 2015. La crudité de son dessin en noir et blanc, sa souplesse confinant à l'élasticité, sa capacité à donner vie aux masses de son pays et l'expressivité de ses visages m'avaient conduit à acheter Cicatrices, récit autobiographique traitant de sa découverte d'un gigantesque album photo consacré à l'invasion de la Chine par les forces impériales japonaises en 1937.
J'aurais peut-être fait marche arrière si j'avais su qu'une bonne moitié des 270 pages de Cicatrices est entièrement composée de clichés d'époque, mais cela aurait été erreur. C'est tout le mérite de Li Kunwu d'être assez humble pour s'effacer derrière ces centaines de photos qui, le plus souvent, parlent d'elles-mêmes. L'amateur d'histoire militaire se régalera devant ces incroyables témoignages d'une époque peu connue en France (alors même qu'elle fut le véritable coup de départ de la Seconde Guerre Mondiale, plus encore que l'invasion de la Pologne), mais il ne sera pas le seul. Le dessin de Li Kunwu nous immerge pleinement dans une Chine confrontée à son passé, alors même que le propos de Cicatrices est universel.
Il est en effet frappant de constater à quel point l'expérience chinoise de 1937 est semblable à celle de la France (et du reste de l'Europe) de 1939-40, non seulement en termes de déroulement des faits, mais surtout de leur perception actuelle. Ainsi, celle de Li Kunwu passe notamment par des films de guerre totalement méconnus en Occident, comme La Guerre Souterraine et La Guerre des Mines, de la même façon que la vision hexagonale de la Seconde Guerre Mondiale est en grande partie façonnée par des classiques allant de La Grande Vadrouille à Il faut sauver le Soldat Ryan. De même, l'artiste exprime ouvertement son mépris devant les photos des "collabos" chinois de l'administration mise en place par l'envahisseur nippon, exactement de la même façon qu'un Jean-Luc Mélenchon utilise ce terme péjoratif à tort et à travers.
Savamment triées, ces photographies de guerre prennent toute leur valeur lorsqu'elles sont mises en opposition avec la Chine contemporaine telle que dépeinte par Li Kunwu : le dragon s'est pleinement éveillé, c'est une société dynamique et confiante en son avenir qui nous apparaît au travers notamment du jeune couple venant en aide à l'artiste dans ses recherches. Le géant aux pieds d'argile des années 30, minée par la corruption et les guerres civiles, n'est plus qu'un lointain souvenir. "Ce que j'en retiens, déclare Li, c'est que la Chine est une proie facile lorsqu'elle est divisée." En cela, le discours de l'auteur s'inscrit pleinement dans la ligne décrite par le Parti Communiste d'un pays parmi les plus puissants mais aussi les plus centralisés et les plus autoritaires au monde.
Pour l'autant, l'on aurait tort de réduire Cicatrices à ce discours en phase avec celui des instances dirigeantes de Beijing. Le roman graphique de Li Kunwu ne relève aucunement de la propagande, car il se préoccupe davantage de l'expérience des Chinois ordinaires plutôt que d'un quelconque roman national. Il s'interroge notamment sur l'héritage d'un conflit qui aura durement affecté sa propre famille, en particulier son beau-père amputé d'une jambe à l'issue d'un bombardement japonais qui n'est pas sans rappeler Guernica ou le Blitz.
On peut certes se féliciter que les relations entre la Chine et le Japon se soient plus ou moins normalisées, mais jamais la belle-famille de Li Kunwu n'aura été officiellement dédommagée. L'attitude ambivalente des autorités nippones vis-à-vis des crimes de guerre de leur armée en Asie s'est depuis longtemps démarquée de celle de l'Allemagne par-rapport aux exactions nazies, et au-delà des discours officiels et des poignées de mains, Cicatrices nous aide à comprendre tout ce qu'une telle position peut avoir de douloureux pour de simples familles, incapables de se faire entendre.
En Chine, comme partout ailleurs, il n'y aura bientôt plus de vétérans de cette époque tragique, d'où l'importance inestimable d'un album photo tel que celui déniché par Li Kunwu. Mais de tels clichés ne servent à rien s'ils ne sont pas confrontés à notre réalité actuelle, aussi bien les progrès accomplis que les nouvelles erreurs commises et celles répétées. Cicatrices s'ouvre et se termine sur un dragon chinois qui n'en finit plus de grossir et de s'étendre, dévorant au passage les dernières traces de son douloureux passé. Dans de telles conditions, qui sait comment le régime traitera bientôt le souvenir de la nouvelle crise traversée par la Chine et ses habitants, et combien de temps ces derniers, à l'instar du beau-père de Li Kunwu, continueront-ils à souffrir en silence...
Créée
le 30 avr. 2020
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