Color Recipe
7.2
Color Recipe

Manga de Harada (2015)

Le petit pervers narcissique illustré

Ah, Harada... La mangaka dont le dessin appartient au registre du petit shônen-ai mignon et dont les scénarios relèveraient plutôt de Gaspard Noé. Et "Color Recipe" est un peu l'aboutissement de tout ce que la mangaka est capable de faire. Dans le pire comme dans le meilleur et comme tous les gens talentueux... c'est dans le pire qu'elle est la meilleure.



Si j'avais un ciseau...



Shôkichi est un jeune coiffeur talentueux mais plombé par son attitude asociale, voire agressive. Ne parvenant pas à gérer ses coups de gueule et ses explosions de colère, il peine à être embauché malgré son savoir-faire. Sa route croise alors celle de Fukusuke, son parfait opposé, un coiffeur habitué aux starlettes et aux podium, lumineux, charmant. Après un échange plutôt vif à base de poings sur la gueule, Fukusuke, visiblement attiré par Shôkichi, rejoint son salon.


Et si le plot vend pas franchement du rêve - combiné à un dessin à priori plutôt simple, on peut penser avoir affaire à un enième yaoi cliché , avec blagues passables (ho ils se disputent, trop lol ! ) plutôt emmerdant, l'histoire bascule lentement, par à coup, dans quelque chose de largement moins drôle. Si le dessin est en effet plutôt simple, il faut savoir qu'Harada excelle dans les expressions faciales... surtout les plus malsaines. Parce que malsain, Color Recipe l'est... et l'assume pleinement.


On a souvent reproché - à raison - au yaoi de romantiser le viol et de légitimer l'agression comme preuve d'amour. Hé bien ici, c'est le parfait opposé. Ni excuse, ni banalisation, la violence psychologique - puis physique (on va pas s'arrêter en si bon chemin, n'est-ce pas ?) est crue, balancée sans fioritures. Elle a pourtant dans la mise en scène quelque chose de presque laconique, qui ne la normalise pas pour autant. En gros, Harada laisse le lecteur/la lectrice apprécier à l'aune de sa propre morale sans porter aucun jugement de son côté. Et là où un manga un peu plus consensuel trouverait des excuses ou amenderait les personnages, ici, ni background alibi, ni trauma mal encaissé. Et le "pire" c'est que quelque part, la figure du pervers (au sens large du terme) est plutôt crédible. On pourrait s'attendre à en croiser un dans la vie : harcèlement, manipulation psychologique, travail de sape par l'échec, alternance entre la violence et la gentillesse feinte, tout y passe. Le parfait petit manuel du salopard qui jouit de briser psychologiquement quelqu'un pour en faire un jouet.


Et à présent, il va me falloir spoiler pour parler un peu plus en détail dudit personnage, dont l'identité n'est pas forcément évidente à la lecture (et constitue un temps fort du manga).


****ZONE SPOILER****



... Je te couperai la nuit...



Harada a visiblement un problème avec les blonds (tous ses tarés sont blonds, elle nourrit peut-être la conviction que l'Europe balance ses cas psychiatriques les plus sérieux dans les pays du nord... ) et Color Recipe ne fait pas exception à la règle.


Si je devais constituer une liste de "ces personnages que j'aimerais pas croiser à moins d'être lourdement armé", je pense que Fukusuke figurerait dans le top 3, entre Freddy et Christine Boutin. Ce qui le rend particulièrement glauque et fascinant, c'est son côté enjoué, y compris quand il violente Shôkichi. Même la mise en scène montre ses moments comme "fun" : il s'éclate littéralement à briser l'autre. Et si par quelques vagues touches Harada lui prête quelques attitudes plus humaines (on croit voir une ombre de regret ou de culpabilité en regardant Shôkichi pleurer), cela ne le rend que plus malsain : il peut basculer du type charmant au parfait taré en une case, de la manière la plus abrupte qu'il soit. Et bien que nous en soyons au deuxième tome... on se demande toujours où il veut en venir. Et il est très probable que la réponse soit "nulle part". Un peu comme un joker qui souhaite juste voir le monde brûler sans aucun but, Fukusuke a ceci de terrible qu'il agit par jeu. On peut parfois se questionner sur la légitimité des sentiments d'un personnage, quand bien même ses agissements seraient terribles... Dans le cas de Color Recipe, il y a peu de doutes qu'on ne parle absolument pas d'amour. Bref, Fukusuke est probablement un des meilleurs/des pires persos d'Harada. Et il est le héros de Color Recipe, une place qu'il vole à Shôkichi, comme un sévice supplémentaire. Le plus dérangeant, indubitablement c'est qu'en l'état actuel des choses... il réussit tout ce qu'il entreprend.


FIN DE LA ZONE SPOILER


Si le manga est encore en cours lorsque j'écris ces lignes, on peut se demander quelle démarche il y a derrière "Color Recipe" : mettre en scène un personnage malaisant, désagréablement réaliste dans ses attitudes et sans rédemption comme ciment de l'histoire est une idée assez étrange, pour faire dans l'euphémisme.


Et le fait est qu'Harada n'a aucun intérêt à adoucir son propos ou à faire une volte-face, sous peine de légitimer tout ce qu'elle a mis en scène jusque là, faisant basculer "Color Recipe" de thriller érotique parfaitement écrit à un gloubiboulga réellement malsain à la morale plus que douteuse (euphémisme, toujours). Bref, pour que "Color Recipe" tienne la route, il ne peut que s'enfoncer davantage dans le sordide... ou nous surprendre, une fois de plus. Reste que ça ne sera pas facile.


Est-ce que je recommande ce manga ? Oui, si vous aimez les personnages bien barrés et les relations amoureuses qui ne s'érigent pas sous le signe du soleil et de la santé mentale. Si vous recherchez un peu de sport et de chouettes scènes de fesse émoustillantes, passez votre chemin et passez le vite. "Color Recipe" est à la romance ce que "In These words" est au polar. Brillant mais clairement sulfureux.

SubaruKondo
9
Écrit par

Créée

le 12 févr. 2018

Critique lue 468 fois

3 j'aime

SubaruKondo

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