Faudrait pas avoir de réputation. Être un ectoplasme aux pseudonymes fluctuants au gré des œuvres qui s'enchaînent, ce serait ça la solution. La solution à quoi ? Aux a priori. Parce qu'on n'aborde pas de la même manière un manga dont on ignore qui est l'auteur d'un manga dont on pense savoir à quoi s'attendre. Au moins dans les grandes lignes, celles qui tracent le contour des esquisses.
Inio Asano ? Bien sûr que ça me parle. On se spécialise pas dans la critique de mangas en ignorant tout de son existence. Ce serait une faute de goût. De parcours aussi. Voudrait-on ne pas se prendre les pieds dedans qu'on ne le pourrait pas. Passer à côté, c'est d'autant moins facile que ç'a n'est simplement pas possible. En un sens - et même en plusieurs - je n'aimerais pas être à sa place. À la place du démiurge d'un chef d'œuvre qui, s'il veut garder son rang de demi-dieu de la création dans l'esprit de ses lecteurs, se doit d'exceller au point de transcender perpétuellement l'excellence. On attend trop des génies. Et génie, on ne l'est pas le temps d'une vie entière mais d'un instant seulement. Cet instant, concernant Inio Asano, s'est achevé. Peut-être ressurgira-t-il. Cela se peut. Mais ça ne sera pas pour cette fois.
Tâchons néanmoins de ne pas être des ingrats ; il est permis d'être grand sans être grandiose, reconnaissons-lui au moins cela.


Dead Dead Demon's Dededede Destruction (vous comprendrez que j'utilise des périphrases par la suite) a une introduction des plus étranges qui sait à la fois mêler le mystère et la banalité de tous les instants ; on se perd dans l'aboulie de la catastrophe planante alors que la vie paraît monotone malgré la menace littéralement planante et imminente d'une attaque extra-terrestre. Non seulement c'est orchestré par la narration pour nous déphaser à l'extrême, mais l'idée en elle-même est géniale et innovante. Quand l'épée de Damoclès reste trop longtemps brandie, on en viendrait à oublier qu'elle représente une menace. Mais un jour viendra ou elle tombera et ce jour là, personne ne la verra venir après l'avoir trop longtemps négligée.


Mais une fois l'ébauche effleurée puis exploitée, il n'y a guère de minerais à en extraire. L'aboulie prend le pas sur le reste et se confond dans le bruissement des lamentations timides de son personnage principal. Heureusement, l'intrigue des envahisseurs se développe lentement. Moi qui fustige le catastrophisme à l'envie ne vais pas non plus bouder mon plaisir de voir une thématique apparemment grave traitée avec légèreté et pourtant, sans parodie d'aucune sorte.


Pour ce qui est des personnages de Dead Dead Dem... de ce manga, ils sont tous très nature, laissant jaillir une excentricité triviale et anodine tout en se voulant désespérément réels. Je retrouve là la griffe d'Inio Asano, un auteur qui peut non seulement se targuer d'être unique, mais surtout de savoir écrire des œuvres prenantes. Reste à savoir si celle-ci nous prendra de force ou avec notre assentiment. Car pour prendre, il faut saisir. Et pour me saisir, farouche que je suis, il vaut mieux être habile.


Quelqu'un qui voudra y voir du contenu politique y verra par instants une critique mal formulée du complexe militaro-industriel, ce dernier, cherchant non seulement à se présenter comme nécessaire mais en plus bienveillant avec, à la clé, greenwashing et union sacrée fantoche entre les nations, faisant les choux gras de l'armement et la banalisation de son hégémonie accompagnée d'un sourire. Parce que la guerre est plus convenable quand on lui attribue des bons sentiments.
Mais, si tant est que Inio Asano se soit laissé aller à la satyre, on pourra dire, alors que les tomes s'enchaînent, qu'il en sera vite revenu pour se concentrer exclusivement sur ses personnages.


À ne jamais voir à quoi ressemblent les envahisseurs, on croit deviner bien assez tôt la supercherie de l'invasion, motif tout trouvé pour suspendre les libertés publiques au nom de la sécurité et développer un climat de guerre permanent dont personne ne pourrait s'extirper. Un énième avatar du 11 Septembre (la date du 31/08 est aussi emblématique que celle du 11/09 ressassée à l'envie) pour dresser un nouveau parallèle entre la fumisterie sécuritaire (aujourd'hui sanitaire) et la domination de puissances d'argent sur les masses, à leurs dépends mais avec leur consentement.


À quoi bon insister avec ce genre scénario ? Si la masse, en ce bas monde, elle aussi apathique, accepte les conséquences du onze Septembre comme elle valide celles de la «pandémie» mondiale, inutile de chercher à créer une analogie pour dénoncer un état de fait déplorable dont tout le monde a accepté les effets autant par fatalisme que fainéantise.
L'année 2020 - et ce qui suit - m'aura persuadé que les fictions d'anticipation de toutes sortes ne sont jamais acceptées que comme des instants de récréation. On aura beau prévenir de tous les totalitarisme sous toutes les formes et analogies possible, personne ne retient jamais la leçon.
Inio Asano aura bien fait d'abandonner la critique insidieuse de ce qu'il dénonçait ici pour s'en tenir à sa fiction seulement.


Les constants rappels du vieux manga Isobeyan que lit Kadode m'aura rappelé le comics récurrent qui venait parsemer le fil de l'intrigue de Watchmen. Et, lorsque cette réflexion me heurta, je repérais alors une certaine similitude entre les deux œuvres, notamment l'union sacrée des nations face à un ennemi commun bâti sur un mensonge tragique et dont les conditions de la paix ne reposent que sur l'absence de divulgation de la vérité.


Un manga éminemment politique donc, sans jamais toutefois articuler la moindre idée politique ostensible ; le champ de la réflexion nous est offert et le jugement nous appartient. Asano, habile dans son écriture, ne tombe pas dans les travers de ces auteurs politiques détenteurs de la vérité révélée, nous la vomissant inconséquemment à la gueule en s'imaginant que leurs reflux ont le goût du miel et qu'il nous faudrait la laper bien gentiment. J'ajouterai que les considérations politiques rapportées ici sont d'un autre niveau. Des milliers de pamphlétaires pourraient débiter de l'essai politique à la kilotonne qu'ils n'aboutiraient pas à un raisonnement aussi pertinent.


Du mal à me passionner néanmoins. Des personnages finalement moins crédibles qu'on l'aurait espéré - bien que géniaux pour la plupart - trempés dans une intrigue un peu flasque ; une eau stagnante qui, sans courant, se contente de nous laisser flotter plutôt que de nous emporter.


Dévoiler les envahisseurs aura fait vaciller la dynamique prise par le manga, un peu secoué à l'envolée. Tout cela au final pour faire d'eux une floppée de blanches colombes promptes à attribuer leurs malheurs à la sempiternelle bêtise humaine. Je connais la chanson, elle me fait regretter de ne pas être sourd chaque fois que je l'entends :
Les humains sont hostiles ♪ les humains sont idiots ♫... peut-être, mais les humains sont chez eux. Le justification de «nous étions là avant» des envahisseurs cherche à brouiller artificiellement toute saine réflexion quant à la situation donnée.


La décision gouvernementale d'exécuter systématiquement les envahisseurs, même lorsque ceux-ci se rendent, alors qu'ils ne témoignent jamais d'une intention hostile est trop poussive et n'a vocation qu'à exacerber la prétendue inhumanité des humains. On se bat la coulpe au martinet pour se grandir dans la contrition stérile. Je ne compte plus ces œuvres de fiction qui, dans de faux airs blasés, rapportent que l'humanité est foutue car trop ceci et pas assez cela. Ça fait figure de lieux-communs à force au point ou ça n'a plus ni impact ni pertinence. Je sais bien que le postulat fataliste sert à obscurcir la salle d'ici à ce qu'un faisceau de lumière ne scintille à la fin pour laisser entrevoir un espoir. Mais à quoi bon tout cela si ce n'est juste pour la finalité de donner le change ?


Que les envahisseurs n'aient aucune arme à leur disposition alors qu'ils partaient avec l'idée de réduire une partie de l'humanité en esclavage constitue là encore une faille scénaristique rédhibitoire. Une faille creusée à la seule fin de nous faire avaler le reste du script. Comment une civilisation capable de bâtir des vaisseaux spatiaux si avancés n'a pas été foutu de prendre des armes avec elle ? Là encore, le prétexte de la croyance en la non-nécessité de l'utilisation des armes est un plâtre bien opportun pour combler un trou trop béant.


Très bonne inspiration cependant du militantisme politique pour ce qui est du S.H.I.P et des mouvements anti-envahisseurs, de sa déviation et de ses inévitables dérives au nom de la radicalité révolutionnaire. Un parallèle s'observe parmi les envahisseurs où, là aussi, extrême gauche révolutionnaire et extrême droite belliqueuse se confrontent quant à déterminer une issue viable à leur situation, résultant vraisemblablement en la mort du plus grand nombre.


La suite m'aura, du point de vue de la narration, des enjeux et des protagonistes multiples, des dessins même, rappelé 20th Century Boy. Même la donne graphique manque de se confondre avec une composition Urasawa. Le séjour dans la mémoire de Ouran est d'ailleurs une lamentable resucée du voyage dans la mémoire de Ami grâce au simulateur.


Et puis... le coup du voyageur temporel d'un monde parallèle, même présenté avec un culot et un aplomb sidérant, c'est précisément le moment «ça passe ou ça casse». Et en ce qui me concerne, ça n'est pas passé.
Le FB long qui vise à tout expliquer, en plus d'être infantilisant dans le principe se veut aussi quelconque que banal, pareil à ce qui pourrait se lire partout ailleurs. Les personnages auront perdu graduellement en saveur à mesure que les tomes se succédaient, si bien que je ne me serais aperçu de leur platitude que sur le tard. Ils avaient pourtant été si marquants pour commencer. Mais pour commencer seulement.


Voilà que ça se bâcle en une histoire de héros, avec la discutaille stérile sur le bien, le mal. Ce genre de considérations philosophiques qui ont l'art et la manière de se concevoir comme à la fois plates et creuses auront ici été déblatérées à l'envie et jusqu'au dégoût. On saupoudre l'affaire avec un peu d'effet papillon et il ne vous reste plus qu'à déguster un soufflé tombé à plat sous vos yeux. Asano nous aura ouvert l'appétit pour mieux nous laisser sur notre faim. Belle prouesse.


J'ai finalement le sentiment d'avoir retiré plus de substance analytique de l'œuvre qu'elle n'en avait à revendre. J'ai même surtout l'impression d'avoir très largement surestimé la portée critique et intellectuelle de son propos qui s'effiloche d'un chapitre à l'autre dans une pantalonnade déculottée de tous les instants.


L'histoire était partie d'un postulat élaboré pour se discréditer et surtout se déconsidérer au point de n'être plus que le récit de héros aux idées simples et aux intentions pures chargés de prévenir une Apocalypse tokyoïte.


À l'heure où je rédige cette critique, on est proche de la fin. Celle du manga et celle de Tokyo. Mais par un coup de baguette magique, au bout de laquelle une plume chargée d'encre s'affaire à raconter la suite, on sait qu'il en sera autrement. On ne le devine pas, on le sait. La salle a fini de s'assombrir, la lueur attend d'entrer en scène, ne se doutant pas qu'elle s'apprête à décevoir le public. Il faut dire qu'avant même qu'elle ne s'allume, tout le monde l'avait vue de loin.

Josselin-B
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le 3 mai 2021

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Josselin Bigaut

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