La légende voudrait qu'au cours d'un examen de philosophie, alors que la question à traiter était «Qu'est-ce que le culot», un élève aurait écrit «C'est ça». Il se serait ensuite levé de sa chaise pour aller rendre sa copie. Apprêtez-vous alors à contempler la récidive de ce haut-fait d'armes devant vos yeux que je devine déjà médusés. Parce que le culot, c'est «ça». Et «ça», c'est ce qui suit. Car il en faut du culot pour balayer l'œuvre d'un auteur figurant en tête de tous les classements des meilleurs Seinens comme on époussetterait quelques malheureuses pellicules de son épaules. Ces pellicules-ci, vraiment, auront été celles d'un film dont une bande-annonce aurait amplement suffi à nous détourner de ce qui s'apprête à suivre. Il serait pourtant tentant de croire que Katsuhiro Otomo, auteur d'Akira - dont le film animé sublime de loin l'œuvre papier - aurait, au premier jour, illuminé un monde éditorial de son génie latent.
S'il fallait souscrire à cette thèse alors, il aurait fallu admettre en son for intérieur que le génie, en ce temps-là, était très latent. Au point où on pouvait l'attendre encore longtemps.
Au début, on ne sait pas trop où ça veut en venir. Et quand ça y vient, on ne sait trop d'où tout cela est parti. Confusion. C'est le maître mot. Non pas que l'auteur, dans une tentative scénographique audacieuse - une qui requiert du culot - serait adroitement parvenu à nous perdre. Non. Katsuhiro Otomo, sur trois tomes à peine, trouve le moyen de se paumer tout en nous incitant à le suivre aveuglément. Ceci considéré, on ne peut que comprendre pourquoi l'œuvre ne semble pas atteindre la moindre destination précise. Le dernier volume refermé, on pourra se dire qu'on a cheminé. On ne pourra toutefois ni dire vers où ou bien pourquoi nous avons parcouru ce chemin tortueux ; on aura cheminé, c'est tout. Et le chemin en question... je vous en parle même pas.
Enfin, si. Faut bien pour que la critique soit complète.
Tout commence - confusément - avec un semblant d'enquête policière dont on ne parvient tout simplement pas à se passionner. Rien ne nous accroche pour nous y plonger. Les personnages ne sont pas franchement intéressants, pas du tout à vrai dire, et l'enjeu fait cruellement défaut. Rien, pas même un infime effort dans le mise en scène ou l'écriture des protagonistes ne permet de suggérer la moindre préoccupation chez le lecteurs. Les choses se passent. Voilà pour le déroulé scénaristique.
J'ai le défaut d'être Français. On le vit bien, je vous rassure, mais ce défaut vient avec un petit panel culturel qui indispose au pardon en certaines circonstances. Quand, comme moi, on vient d'un pays qui pond et chie quinze polars à la seconde ; à force mâcher ce genre de viande, on a la dent dure quand se profile le genre. Dômu, ça commence comme un polar qui ne sait pas trop où il va mais qui s'y dirige avec une assurance crasse. Katsuhiro Otomo, à n'en point douter, avait envisagé l'intrigue du début à la fin. Trois tomes à peine, très peu de rebondissements ; l'affaire était conceptualisée dès le départ. Aussi, considérant le tournant surnaturel que prend le manga, pourquoi ne pas avoir mieux travaillé l'atmosphère en conséquence ? Distiller des indices, pétrir les cases d'une dose de noirceur nébuleuse, de quoi faire monter la sauce d'ici à ce qu'enfin, on s'en régale. La cuisine du père Otomo, ici, est ratée. Il ne faudra pas même compter sur le dessert pour se rattraper.
Non, décidément, de Dômu, on n'en fera pas un repas. C'est un hors-d'œuvre peut-être ; un qui aura fait l'erreur de l'assaisonnement au polar. Mais un hors-d'œuvre qui, néanmoins, pose les jalons d'Akira. S'il fallait retirer un seul mérite - parce qu'il n'y en a guère d'autres à faire valoir - ce serait celui-ci.
Les jalons et les jalons seulement. Le dessin, ici, n'aura pas été brossé de la même main experte qui aura si bien su nous présenter Kaneda et Tetsuo. Le trait est plus hésitant et - forçons le culot une fois de plus - fade. Quand l'action - généreuse celle-ci - viendra se déballer comme une explosion de principe surgissant en guise d'apothéose dans un film américain, il y aura peut-être de quoi se réjouir. Peut-être. Car, pourris gâtés que nous sommes à avoir déjà goûté aux esquisses d'Akira, Dômu, pour ce qui est du graphisme, entre autres choses, nous apparaîtra fatalement comme une œuvre subalterne.
On vous présentera peut-être Dômu comme le point de départ de Katsuhiro Otomo, mais on oubliera de vous dire qu'il était parti de loin avant d'arriver là où on l'aura retrouvé. À lire Dômu, on se dit qu'il est sans doute préférable de retenir son auteur comme le démiurge d'une seule œuvre. Et pas de celle-ci.
Le récit, alors qu'il a pourtant bien peu à dire, trouve le moyen d'être décousu. L'intrigue cherche à interpeler son lecteur. Le procédé, s'il est louable est justement trop ostensible pour qu'on daigne lui accorder notre attention. Ça veut interpeler sans trop y parvenir. Dômu est cet ivrogne qui, à même la voie publique, vous hèle de ses borborygmes indistincts sans lui même savoir ce qu'il dit. Cet homme-là, en principe, on l'ignore et à raison. Car qu'a-t-il à nous dire au juste ? Les dialogues remplissent des fonctions sans chercher à révéler ceux qui les professent en leur donnant ne serait-ce qu'une bribe de caractère et, la scénographie, elle, pareille à ce qu'elle est depuis ses débuts, tangue mollement. Elle n'est seulement lourdement carencée, elle trouve en plus le moyen d'être bancale ; approximative.
Confusion disais-je, serait le maître mot de cette œuvre. Une confusion hélas involontaire qui indispose mieux qu'elle ne déphase.
Quand l'attente, les atermoiements longuets et les promesses énoncées du bout des lèvres - enfin - aboutissent à quelque chose, on y restera de marbre. Toute la meilleure volonté du monde d'un lecteur qui voudrait se jeter à corps perdu dans les bras d'un auteur qu'il adore n'y suffira pas ; la mayonnaise, comme la sauce, n'a pas pris. Ça manquait d'huile de coude autant que de suite dans les idées. Lorsque la lecture d'achèvera, posez-vous cette question suivante : «Qu'est-ce que Katsuhiro Otomo aura cherché à me raconter ?». Mille années de méditation transcendantale ne suffiraient pas à vous apporter ne serait-ce qu'une ébauche de réponse. Dômu est une œuvre qui vous fera vous exclamer - à voix basse et déçu - «À quoi bon ?».
À quoi bon ce surnaturel dont on ne fait rien de constructif ? À quoi bon ce simulacre d'horreur qui ferait fort de s'inspirer des plus grands ? La finalité m'échappe car elle glisse déjà des doigts de son auteur. Il fallait une confrontation - rendant au passage l'enquête préalable totalement inopérante - entre deux forces psychiques. L'enjeu fait office de prétexte ; un antagonisme qui repose sur des caractères mal écrits et qui, parce qu'ils sont enfantins, s'imaginent qu'ils peuvent se dispenser d'avoir une raison d'être construite et pensée.
Il est certes difficile de faire germer un antagoniste digne de ce nom en trois volumes de temps, à plus forte raison quand la moitié de l'œuvre occupe ses chapitres à tourner en rond et à ne pas en venir aux faits. Ne nous reste alors que les séquences de combat psychique. Difficile, là encore, de leur prêter un intérêt quelconque en ce sens où leur issue ne bénéficie d'aucun sens et encore moins d'enjeux véritables.
Dômu, c'est pas un embryon d'Akira. Ce serait plutôt une fausse-couche honteuse ; celle dont on ne parle pas par souci de décence. Et ça se comprend. Après trois volumes dans la musette, je dirais même que ça se comprend vachement.
Y'a les prémices, y'a un concept. Il ne manque que le reste. Soit la quasi intégralité de ce qui pourrait donner du corps et même une âme à une œuvre.
Ce reste, ce supplément d'âme, il nous parviendra un an plus tard avec les débuts d'Akira. Dômu, aura finalement été au palmarès de Katsuhiro Otomo l'équivalent d'un échauffement rapporté à une compétition sportive ; une mise en bouche, un préambule, mais en aucun cas un début prometteur.
Erratum : J'invite les lecteurs de cette critique à jeter un œil au commentaire de DoubleRaimbault et à mes réponses. Je me dois de transformer mon 2/10 en 5/10. Je n'avais pas du tout pris en compte le fait que Dômu date de 1980 ce qui, alors, m'aura intimé à réviser la critique que j'en faisais.
Rien de semblable sur le plan graphique et scénographique n'avait été entrepris auparavant dans l'édition. Otomo est un véritable cinéaste qui, apparemment sans forcer, a révolutionné - le mot est pompeux mais idoine dans le cas présent - le milieu du manga pour ce qui concerne la structure de son paneling et la portée de son dessin. Un saut qualitatif majeur et conséquent a été franchi à cette époque et cela saute aux yeux.
L'œuvre est finalement si avant-gardiste que je me figurais naturellement qu'elle datait des années 1990. Instinctivement, je ne pouvais concevoir qu'elle puisse être antérieure à cette date au regard des canons graphiques que je considérais comme acquis. Or, en 1980, rien n'était pareil à ce que j'ai lu.
Comme rapporté dans les commentaires sous cette critique, je maintiens que je n'ai pas une virgule à ôter sur ce que j'ai écrit du fond, à savoir, pour ce qui concerne la narration, le scénario et le récit.