Doraemon, je pense, peut-être interprété comme le pendant bienveillant d’un Level E. Un robot du futur surgit dans la vie d'un pauvre malheureux qui n’a rien demandé et qui se retrouve à devoir faire avec. Initialement publié dans les années 1960, j’en attendais la même qualité humoristique qu’un Kochikame, c’est-à-dire bien peu de choses. Et pourtant, bien que gentillet, Doraemon a un quelque chose d’impitoyable et on se surprend honnêtement à trouver matière à en rire.
Sans non plus pouvoir parler d’humour noir, il y a dans la manière de narrer les gags une nonchalance cruelle absolument déroutante. C’est avec humour qu’on nous apprend le terrible futur de Nobita dont la vie ne se destine qu’à un parcours d’échecs disposés en dominos. Et de son infortune, on en rit sans arrêt. Doraemon n’est pas le manga gnangnan qu’il laisse supposer quand on parcourt ses planches en diagonales.
Parce que les planches, elles ne sont pas foncièrement engageantes. Des dessins rudimentaires et qui s’en tiennent aux variables les plus élémentaires. Quand, à cette même époque, un Osamu Tezuka révolutionnait le paneling, Fujiko Fujio – lui aussi mort au début de sa soixantaine – nous offre un spectacle lamentable où pas même un effort ne semble avoir été fourni. Difficile en plus de se dire que l’œuvre est le fruit d’un duo que Fujio compléta avec Motoo Abiko. Les cases s’enchaînent souvent sans même une ébauche de mise en scène ; c’en est si fainéant qu’il y a presque de l’insolence dans ce qu’on nous présente. La qualité présente est ainsi pareille aux bédés en trois cases que vous pouvez trouver dans les journaux, ici étendues sur un chapitre entier.
Et puis, après avoir vomi devant la devanture, l’arrière-boutique se révèle à nous. Doraemon, le personnage, est une plaie et c’est avec un plaisir quelque peu coupable que l’on rit de ses outrances. J’en attendais un personnage bienveillant et rigolard cherchant à accompagner Nobita dans les difficultés de la vie… mais il passe son temps à l’enterrer. Oui, on lui trouve vraiment des similitude probantes avec le prince Baka-Ouji de Level E qui, autour de lui, ne semait que la désolation avec désinvolture. Les plans à la con en série où Nobita est sans cesse le dindon de la farce sont d’une fraîcheur vivifiante. Même des mangas humoristiques comme Gintama ou Bobobo-bo-bo-bobo ne malmenaient pas autant leur clown blanc. Ce n’est qu’assez tard, en parcourant les aventures qui nous parviennent, que l’on se rend compte qu’on a passé son temps à se gausser des déboires d’un gamin de dix ans innocent. Nobita, d’un chapitre à l’autre, en prend toujours plein la gueule ; il y a vraiment dans l’humour japonais cette sauvagerie tranquille qui les amène à rire de choses monstrueuses comme s’il s’agissait de gags potaches. Et à ce rire, on s’y joint volontiers.
Certes, avec plus d’un demi-siècle de retard, l’humour a vieilli aux entournures et beaucoup a été fait depuis dans ce registre… mais parvenir à nous faire nous esclaffer après tout ce temps, c’est une gageure. Ça a l’air mignon Doraemon, peut-être même que ça se conçoit comme tel, mais ce à quoi aboutit la narration est délicieusement cruelle. L’irresponsabilité gaillarde de Doraemon est ce qui crédibilise le mieux ses frasques débiles. Il veut aider… mais ça se termine toujours abominablement mal. Chaque fois que Doraemon cherche à aider Nobita, il le plonge dans une merde plus profonde encore que la précédente.
Ceux de ma génération connaissent peut-être le dessin animé Célestin où un gentil fantôme, sans trop qu’on sache pourquoi, aide un jeune garçon dans les modestes déboires de sa vie d’enfant. Imaginez maintenant la même chose, mais avec un Célestin qui, en multipliant les conseils, se plante systématiquement, contraignant le jeune garçon à essuyer de cinglants revers à chaque fois. Rien que le concept est génial et, si je me pinçais le nez à la seule idée de me plonger dans quarante-cinq volumes de Doraemon, le séjour aura été plus agréable qu’il y paraissait.
Néanmoins, en dépit des qualités drolatiques que je lui reconnais, Doraemon reste un manga adressé à la jeunesse, qui plus est à la jeunesse de son époque. Si la légèreté de son humour titille toutes les générations, tous les chapitres qui se dispensent ne sont cependant pas des monuments d’inspiration. En dehors de ses histoires « longues », Doraemon s’accepte comme un format épisodique où un chapitre vient chasser le précédent avec l’histoire d’un instant. Dans ces conditions, l’intérêt qu’on porte à l’œuvre sinue en dents de scie du fait qu’il n’y ait aucune intrigue sur laquelle indexer.
Les amateurs de Inio Asano, après avoir lu Dead Dead Demons DeDeDeDe Destruction pourront apprécier une lecture superficielle de Doraemon en ce sens où l’œuvre, indubitablement, a inspiré le manga Sobeyan que lit Kadode. C’est dire si Doraemon a inspiré des générations entières. Il a marqué son époque ; mais si à cette époque on n’y a pas appartenu, alors, on ne pourra que passer à côté d’une œuvre iconique pour ce qu’elle avait de générationnelle uniquement.