Comment ça m’est venu entre les pattes, Ekimae Hanoyome ? Y’avait pourtant pas un on-dit qui me soit parvenu à son sujet, ni même une planche qui fut entraperçue à l’envolée. Aussi, c’est une bien curieuse singularité que de lire un manga que l’on n’a pas cherché. Un manga qui, au fond, m’a peut-être bien choisi. C’est pas que je crois au destin, mais il y a parfois, en ce bas monde, des faisceaux d’indice qui vous ébranlent dans vos certitudes. Cette lecture, c’était de ceux-là.
En France, on n’en vient pas à lire Ekimae Hanoyome par hasard. Avant d’être une œuvre qui se lit, c’est un trésor qui se découvre. La carte qui y mène, elle m’était passée tant de fois sous les yeux qu’il m’a fallu plus de quinze ans pour en deviner la valeur. Cela se sait et, si ça n’est pas le cas, cela finira par se savoir : Hunter x Hunter est ma Bible. Pas une que je répands comme un prosélyte, mais une que je conserve tout contre moi, comme un druide jaloux d’un savoir qu’aucun béotien de basse-fosse ne devrait jamais salir de ses yeux. C’est mon précieux. Et le précieux, je l’ai scruté sous toutes ses facettes, jusqu’à connaître aujourd’hui le moindre de ses coins et recoins. De mon obsession – saine obsession que celle-ci – l’acuité d’un regard mouillé de désir a fini par scruter ce qui sera passé inaperçu pour le commun de ses lecteurs ; des lecteurs indignes d’avoir seulement pu scruter des planches dont ils ne seront jamais assez reconnaissants de la lecture.
Qu’était-ce donc que ce livre que Shizuku, au chapitre 108, tenait entre les mains quand, au-dessus d’elle, trônait la prédiction du Lovely Ghost Writer ? Le titre de l’ouvrage était alors si ostensiblement exposé que faire l’impasse sur ce dernier eut été commettre un crime. Togashi, par cette seule planche, nous enjoignait sans un mot à lire une œuvre dont on pouvait deviner qu’elle lui avait suffisamment plu pour qu’il en fasse la réclame. Le titre était alors écrit depuis l’alphabet propre au monde de HxH. Il n’en fallait pas plus pour que je sorte ma pierre de Rosette.
E Ki Ma E
Ha Na Yo Me
Sans trop d’espoir, bien que déterminé à poursuivre mes recherches jusqu’à connaître le fin mot de l’histoire, j’entrais les syllabes dans un moteur de recherche ; de là, on me livra le Graal à domicile. Il existait un manga portant ce nom et, ô plaisir illustre, quelques amateurs anglophones nous avaient fait parvenir une traduction. Avec un sentier si dégagé, pourrait-on seulement s’étonner que je m’y engouffre à toute blinde ?
Il y a, dans Hunter x Hunter, un sens de la noirceur qui, s’il échappe au palais philistin, a un arôme bien particulier qui me ravit les papilles. En gourmet, je sais en capter la fragrance à l’œil. Et là, de cette noirceur bien spécifique, j’en glanais les délicieux relents. Ekimae Hanayome, sans trop que l’on puisse déterminer dans quelle mesure, a indéniablement contribué à s’infuser dans l’atmosphère de ce que Togashi pouvait dégager de la seule point d’un crayon. Ekimae Hanayome est une de ces boîtes à cruauté dans laquelle, sans l’ombre d’un doute, le maître y allait parfois y tremper le bout de sa plume. Mais le bout seulement.
Découvrir Ekimae Hanayome est aussi et avant tout l’occasion de se familiariser avec Kago Shintaro, son illustre auteur. Coutumier des histoires courtes, multipliant les tomes dépareillés, celui-ci ne s’éloigne jamais de son registre de prédilection. L’horreur ? Ce serait minorer son œuvre – et de beaucoup – que de n’en retenir que l’aspect horrifique. Il y a, dans ses compositions,un humour noir dont le nuancier, pour y faire justement honneur, va chercher jusque dans les tréfonds des ténèbres. On saurait trop dire, à le lire, si tout cela est atroce de ses délices ou délicieux de ses atrocités. L’absurdité ne se sera jamais si bien harmonisée à l’immonde alors qu’il laissait courir son crayon. À le lire, et je l’écris sans exagération d’aucune sorte, on jurerait contempler l’art d’un fou ; un qui ne simule pas la démence. Ce qui nous parvient est tellement hors de ce monde qu’on préfère y deviner de la folie tant notre raison peine à avoir la moindre emprise dessus. Dans Ekimae Hanayome comme dans tout ce qu’a pu écrire et dessiner Kago Shintaro, l’auteur y perce des bubons suintant d’insanité dont le rendu nous éclate aux yeux. De la seule pointe de sa plume, l’inqualifiable s’illustre dans une psychose rigolarde.
Ekimae Hanayome se lit avec Die My Bride de Murderdolls rivé droit sur les oreilles ; les deux œuvres se répondant l’une à l’autre au diapason. Ma critique peut alors se lire avec la même sérénade pour mieux pénétrer les tripes rancies de l'œuvre qui nous régale alors.
L’entame du tome se fait sur le programme du jour, celui d’une cérémonie de mariage. Un fœtus avorté pour jouer de la harpe, un enfant dans le gâteau qu’on découpe, des alliances arrachées à des cadavres et quelques élans de violence frénétiques. La lune de miel, elle aussi, aura droit à son briefing préalable. Tout cela sera au menu et le régal nous sera ainsi prescrit en conséquence.
Le guro, vous savez ce que c’est ? Soyons équivoques à défaut d’être précis : c’est du cul, de l’absurde et du gore infini. De ce genre, je m’en détourne aisément pour ce qu’il a de gratuit, mais ici, ça paye si bien qu’on en a pour son oseille.
Si la dépravation savamment esthétisée ne vous rebute pas de trop, l’humour vous saisira aux joues de ses pattes griffues pour vous étirer un sourire un macabre. C’est très drôle, et drôle, ça l’est d’un sens de la comédie qu’on n’a jamais connu ailleurs. Les Japonais, dans leur registre humoristique, laissent une copieuse part à l’absurde. Et quand celui-ci est tenu en bride ce qu’il faut par une mise en scène minutieuse, le rire est garanti sur papier. Ce même papier où il y figure tant d’exquises immondices.
Comme un long préambule laissant planer l’horreur qui nous sera crachée en pleine gueule, comme un éclat de rire psychotique, le programme, le calendrier, le schéma de l’église, la facture, seront d’infinis petits détails cruels et mordants venus paver la voie de l’œuvre qui vient.
À la venue de la première mariée qui nous venait sur les planches, je devinais, dans les postures dans l’hystérie monstrueuse, les traits et les écrits qui, plus tard, façonneraient le personnage de Pamu dans Hunter x Hunter. Une page, il s’en sera fallu d’une page pour que l’inspiration de Togashi me saute aux yeux. Les amateurs du maître, assurément, ne sauraient s’épargner cette lecture.
Les dessins ont un côté vieillot travaillé où les visages de cire, dont on espérerait qu’ils soient glacés, deviennent plus glaçants encore sous le poids de leurs expressions macabres et sordides. On pourrait céder à la facilité – sans pour autant être franchement éloigné de la réalité – en définissant ses esquisses morbides comme du Junji Ito modelé dans Taiyô Matsumoto, où la frénésie s’empare de la raideur cadavérique. La comparaison avec Uzumaki de Junji Ito se fait d’ailleurs d’elle-même avec le chapitre du labyrinthe répondant en écho à l’obsession des spirales.
De même qu’il y a des nuances de noirceur – et nous nous imbibons ici dans les plus sombres d’entre elles – il y a différentes variétés de gore. Pour sanglants qu’ils sont, Bleach, Berserk, Vagabond, Shamo, Dorohedoro, Ichi the Killer ou Shigurui se distinguent tous dans le traitement qu’ils font de leurs frasques sanguinolentes. Outre le style variant d’une œuvre à l’autre, la pertinence de leur mise en exergue comme leur motivation pèsent sur ce que le lecteur éprouvera du regard. Pourquoi un tel louvoiement liminaire pour parler de l’hémoglobine qui nous dégoulinera le long des mains lors de la lecture de Ekimae Hanayome ?
…
Rappelons-nous que c’est du guro. L’extrémité, dans ce registre, n’est pas un tabou, mais un objectif à atteindre par tout moyen. Je ne voudrais pas déflorer de trop les surprises qui vous attendent, mais si vous n’êtes que trop peu disposé à voir une jeune mariée se charcuter la vagin à la fourchette pour prouver sa virginité par les effusions sanglantes qui nous parviennent, cette lecture pourrait vous être moralement dommageable. C’en est si outrancier et absurde que je n’ai, pour ma part, jamais boudé mon plaisir. Et pourtant, le guro me navre habituellement de son immaturité. Ici, l’agencement du récit et de l’humour sont tels que la lecture intime au plaisir. Un plaisir sordide qu’on assume d’autant mieux dès lors où l’on a embrassé sa psychopathie d’une langue goulue et baveuse.
Jamais le meurtre et la torture – pour inqualifiable qu’ils soient en ces planches – aura paru à la fois si anodin et hilarant alors qu’il parsème chaque chapitre. Les cases sont structurées des cadavres contorsionnés des innombrables personnages venus crever pour qu’on s’en contente.
On éprouve de la fascination quand ce qu’on tient pour de l’aléatoire – que je devine mûrement réfléchi d’une case à l’autre – nous convie à un ballet ignoble où les lumières vives et les tons chatoyants se mêlent admirablement à l’odeur de décomposition ambiante. Les aberrations graphiques et autres monstruosités qui en résultent (je pense aux boîtes à chair) suintent autant de la chair qui pourrit les esprits sain que de l’originalité flagrante d’un auteur qui, ici, saura tirer le meilleur parti du guro ; un genre qui, trop de fois, a pourtant mérité la déconsidération pour finalement trouver ici ses lettres de noblesse.
On observe chez l’auteur une forme d’appétence, si ce n’est de fascination, pour la fusion entre les êtres et les objets. Que ce soient les vis, les boîtes de rangement, les robinets, les parties du corps qu’on achète au marché entre autres délicatesses immondes, le biais est si voyant qu’on ne peut pas le louper même en détournant le regard. J’imagine que c’est une certaine idée de la bio-mécanique si chère à H.R Giger, dont bon nombre de mangakas ont su apprécier les talents au point de s’en inspirer allègrement.
Ekimae Hanayome n’est cependant pas à mettre entre toutes les mains. Certaines, en effet, pourraient bien s’y crisper au point d’arracher les pages dans quelques élans d’émotivité. Outre l’horreur ayant trait au corps, un humour noir qui ne fera pas rire toutes les bonnes gens, les scènes de sexe explicites y sont légion et certaines libertés sont prises dès lors où il est question de consentement ou d’âge. C’est… c’est très japonais dans les termes, et il vaut mieux avoir l’esprit large – avec des angles morts éthiques particulièrement conséquents – lorsqu’on s’attelle à une pareille lecture. L’auteur n’a pas de limites et viole les convenances dans l’allégresse. Je ris d’autant plus devant ce que je lis en ayant – toujours – en mémoire ce cuistre de Tetsuya Tsutsui, venu se faire passer pour une victime de censure dans un pays où Ekimae Hanayome a droit de presse et où un auteur de Shônen, qui plus est, se permet d’en faire une réclame subtile dans une de ses œuvres.
Outre le déballage incessant d’infamies diverses et avariées, Ekimae Hanayome est aussi un pamphlet imbibé de désillusions, celles-ci ayant trait au mariage. Les textes du chapitre huit, relatifs à toutes les déceptions inhérentes au mariage, est puisé dans la vérité même. En tout temps, en tout lieu et en chaque circonstance, on en revient toujours aux bassesses strictement biologiques. Plutôt que de les nier et de les romancer, il s’en trouve pour les dépeindre pour ce qu’elles sont, même si l’absurde se joint présentement à la démarche afin que l’humour triomphe.
Exceptionnellement, je vais gonfler la note d’un point pour récompenser l’ensemble de l’œuvre de Kago Shintaro, auteur dont le registre est résolument invariable. Les histoires courtes se prêtent bien à l’horreur, surtout quand l’horreur mêle l’atroce à la légèrement dans un mélange curieux. Ça reste des mangas que les esprits vils dégustent pour dévergonder leurs méninges un moment. La créativité y est présente et l’originalité indéniable ; quoi que l’on retrouve tout de même des airs de Junji Ito assez prononcés par moments. C’est en somme une excellente source de divertissement pour les cerveau malade qui, en se laissant aller à la déraison le temps de cette lecture, n’en ressortiront certainement pas guéris.