Critique publiée initialement sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/10/errances-d-emanon-de-shinji-kajio-et-kenji-tsuruta.html
Il y a quelque temps de cela, je vous avais parlé de Souvenirs d’Emanon, une BD de Tsuruta Kenji adaptant une nouvelle de science-fiction de Kajio Shinji – et c’était typiquement le genre de bouquin que l’on a envie de qualifier de « coup de cœur » quand on blogue, même si l’expression est sans doute bien galvaudée. Ce fut en tout cas une merveilleuse découverte.
Je savais, en refermant le volume, que le splendide personnage d’Emanon avait très justement suscité l’attachement des lecteurs, ce qui avait conduit le nouvelliste à lui consacrer d’autres récits, même si ce n’était pas le moins du monde prévu à l’origine, et que la même chose s’était produite pour les adaptations en bande dessinée par Tsuruta Kenji – un auteur par ailleurs très perfectionniste, et qui aime prendre son temps pour concevoir ses albums. J’espérais donc pouvoir lire prochainement d’autres BD autour d’Emanon… mais je ne m’attendais certainement pas à ce que l’éditeur Ki-oon récidive aussi vite ! Fouinant dans une librairie, je suis tombé sur ces Errances d’Emanon à peine sorties du carton, je n’en avais même pas entendu parler… Je ne m’en suis pas moins précipité dessus.
Et j’ai été une nouvelle fois enchanté, le mot n’est pas trop fort. Au sortir de ma (première) lecture, j’en avais presque naturellement conclu que, oui, c’était excellent, mais forcément un peu moins bien que Souvenirs d’Emanon – il ne pouvait pas y avoir le même sentiment de découverte, il ne pouvait pas y avoir la même unité du récit, blah blah blah, ce genre de choses... J’ai laissé passer un peu de temps avant de rédiger cette chronique, et j’ai eu envie, du coup, de relire ce « tome 2 » qui ne dit pas son nom (lui non plus) ; et mon opinion est maintenant encore plus favorable : je ne sais pas si cela a le moindre sens de comparer les deux BD, et encore moins de les hiérarchiser – probablement pas : même si ce n’était donc pas le projet initial, je suis tenté maintenant d’associer Souvenirs d’Emanon et Errances d’Emanon dans un même ensemble, avec les mêmes époustouflantes qualités. La question de la « découverte » ne se pose en fait pas davantage que celle de la « répétition » : l’ensemble constitue un vrai chef-d’œuvre – la meilleure BD que j’ai lue cette année, et de loin (et pourtant il y a de la concurrence).
Errances d’Emanon, un chouia plus long que son prédécesseur, est composée de deux « histoires », sobrement baptisées « Errances d’Emanon » et « Errances d’Emanon ‘67 ». Gros choc graphique pour le lecteur, d’emblée : la première de ces histoires, qui fait une soixantaine de pages (elle est un peu plus courte que la seconde), est entièrement en couleur – ce qui n’est probablement pas banal dans le monde du manga. Et elle a été visiblement pensée en couleur, et réalisée comme telle par Tsuruta Kenji lui-même : je me souviens que, dans son interview dans Atom, qui me l’avait fait découvrir, l’auteur ne faisait pas mystère de son attrait pour la couleur – et pour l’idée d’une narration sans texte, qui ressort également de ces Errances d’Emanon. Et ces couleurs sont absolument magnifiques – des sortes d’aquarelles dans des teintes pastel qui séduisent les yeux avec une infinie douceur.
Mais la beauté et la justesse du dessin vont bien au-delà : couleur ou non, comme le confirme le deuxième récit, Tsuruta Kenji déploie toujours la même finesse dans son trait, et compose des planches sublimes (dont bon nombre de muettes, donc), avec une délicatesse et, en même temps, une expressivité parfaitement stupéfiantes. Errances d’Emanon, comme Souvenirs d’Emanon, se lirait très vite si on s’en tenait au texte – mais ce serait bien évidemment une erreur : il faut, plus que jamais, s’arrêter sur chaque case, et s’immiscer doucement et sans un bruit dans un récit où les enchaînements se font dans un silence contemplatif profondément émouvant. Oui, il faut prendre son temps – rien que de plus naturel, quand il s’agit de se pencher sur l’histoire de cette jeune femme dont les souvenirs remontent à trois milliards d’années…
Ceci étant, l’Emanon de ces deux histoires est bien la même que celle de Souvenirs d’Emanon – cette jeune fille un peu hippie, toujours la clope au bec, qui erre sans vrai but dans le Japon à la fin des années 1960. Nous avons des aperçus d’avant, et peut-être même d’après, mais, pour l’essentiel, nous restons dans la même temporalité. En fait, ces deux histoires sont chronologiquement très proches de l’édifiante discussion avec un jeune étudiant un peu naïf, grand amateur de science-fiction, qui rentrait au pays en ferry après une énième déception amoureuse… L’événement est brièvement évoqué par Emanon elle-même. Cependant, ces deux histoires sont en fait chronologiquement inversées (dès lors qu’on ne prend pas en compte leurs épilogues, pas moins vertigineux et touchants que celui du premier tome) : le premier récit se passe a priori en 1968, et le second en 1967 – mais les exposer ainsi fait définitivement davantage de sens.
Dans la première de ces histoires, Emanon fait la rencontre d’un petit garçon du nom d’Atsushi, qui part dans la forêt photographier des kappa – pour prouver qu’ils existent (je vous renvoie forcément à la géniale nouvelle d'Akutagawa Ryûnosuke, dans Rashômon et autres contes). Mais le conseil malicieux d’une jeune femme au moins aussi étrange que notre héroïne (n’en disons pas plus…) l’amène en fait à rencontrer, non un kappa, mais Emanon – nue. C’est un aspect qui surprend dans cette première histoire, où la nudité est fréquente – d’Emanon, de son amie, mais aussi d’Atsushi, et peut-être d’autres encore. Il y avait une certaine tension érotique dans Souvenirs d’Emanon, mais très chaste ; cependant, la nudité dans Errances d’Emanon n’en prend pas vraiment le contrepied, tant elle a quelque chose de parfaitement naturel et moralement neutre – rien ne saurait être plus éloigné de la vulgarité ; il s’agit donc bel et bien, d’une certaine manière, de prolonger le charme délicieusement « simple » de Souvenirs d’Emanon.
Quoi qu’il en soit, notre héroïne, le petit Atsushi, la mystérieuse Hikari, discutent beaucoup – entre deux planches muettes et pas moins vibrantes ; la nature d’Emanon (et plus si affinités ?) est ainsi questionnée sans qu’elle ait vraiment besoin de se livrer au même genre de « confession » que dans le premier tome – ce qui, mine de rien, fait progresser une très vague « intrigue » avec le plus grand naturel. En même temps, le lien éternel noué avec Atsushi, même au travers d’une rencontre somme toute brève là encore, entre forcément en résonance avec ce qui s’était produit avec le narrateur étudiant dans Souvenirs d’Emanon, sans pour autant que l’on soit porté à y voir une répétition – plutôt une variation tout aussi chargée de sens, et confirmant que quiconque rencontre la jeune fille s’en souviendra toute sa vie, ce qui est très joliment mis en scène dans l’épilogue.
On adhèrera ou pas au propos « philosophique » ou « mystique » de Kajio Shinji, reprenant la conviction de l’étudiant amateur de SF de ce que tout le monde a son rôle à jouer sur cette Terre – plutôt pas en ce qui me concerne… Mais, quand la nature même d’Emanon est par la force du récit associée à celle des kappa, et plus généralement des créatures « imaginaires », qui n’en ont pas moins leur rôle à jouer, on a l’impression de quelque chose de très juste, qui touche au cœur… Ce que l'épilogue, d'une certaine manière, matérialise, sans pour autant lui ôter de sa substance spirituelle, bien au contraire.
Cette première histoire comprend çà et là des allusions à une « anomalie » : normalement, chaque Emanon donne naissance à une unique fille qui hérite de sa mémoire – une seule par génération. Mais cette fois la jeune femme mentionne qu’elle a un frère jumeau, ce qui est une première ; pleinement Emanon à l’âge de trois ans, la fillette s’était alors séparée de ce frère, qu'elle avait confié à un orphelinat – mais, quinze ans plus tard, et peut-être parce que la conversation avec l’étudiant l’a intriguée, l’amenant à chercher une forme de sens derrière ses errances millénaires, elle a retrouvé ce frère.
La deuxième histoire nous rapporte cette rencontre. Le passage de la couleur au noir et blanc s’accompagne d’un subtil changement dans la manière de narrer les événements – même si certains traits demeurent, et notamment cette abondance de planches muettes. Le frère longtemps délaissé, surtout, ne peut pas envisager Emanon avec les mêmes yeux que l’étudiant ou Atsushi, qui sont quant à eux autant de véhicules parfaits de l’identification pour le lecteur (masculin, du moins...). Les échanges sont dès lors plus tendus – mais avec cette même douceur d’ensemble, pourtant, malgré le feu sous-jacent ; une douceur qui ne produit pas tant un contraste qu’elle exprime avec brio la complexité des relations humaines.
Et c’est là encore, comme dans Souvenirs d’Emanon, un atout déterminant de cette BD : alors même que notre héroïne a quelque chose d’essentiellement non humain, elle brille pourtant d’humanité. Une autre manière de le dire, peut-être moins ambiguë, serait d’affirmer combien Emanon, variante de kappa ou pas, est réelle, est authentique : elle est vivante, dans ces planches ; pour le lecteur, sa présence a quelque chose de matériel en même temps que d’éthéré qu’il serait vain de nier.
Ce « tome 2 » se conclut sur un : « À suivre », après un épilogue qui, comme ses prédécesseurs, plonge dans l’avenir, mais avec un rendu assez différent. Je sais qu’il existe au Japon (au moins ?) un troisième tome ; j’espère dès lors que Ki-oon le traduira également, et que nous pourrons à nouveau nous régaler des tranches de vie de cette adolescente vieille de trois milliards d’années. Car, pour l’heure, vous pouvez remiser vos craintes éventuelles de côté : même si l’on entend malgré tout « hiérarchiser » les volumes, ces Errances d’Emanon constituent un digne successeur des Souvenirs d’Emanon. Ensemble, ils sont ce que j’ai lu de mieux en BD cette année, n’ayons pas peur de le répéter – je vous encourage chaudement à lire ces merveilles.