En même temps que la création du personnage du spirit en 1940, Will Eisner créa Ebony (ébène), personnage noir humoristique à l’accent afro plus que prononcé. Après son service militaire en 1945, Eisner prit conscience de l’importance des stéréotypes raciaux dans l’art et les médias, chose courante à l’époque. Il décida alors de revoir entièrement le personnage d’Ebony en le rendant plus réaliste, réduisant la caricature autant que possible et introduisit par la même occasion un personnage de détective noir « intelligent et bien éduqué », comme pour se faire pardonner la maladresse de ses débuts. Oui mais voilà, si Eisner avait revu sa copie, ce n’était pas le cas de la majorité de ses contemporains et sûrement pas celui de ses ancêtres. Ainsi, de son propre aveu, l’antisémitisme primaire qu’il rencontrait dans la littérature classique faisait naître en lui une véritable rage. (Will Eisner est lui-même fils d’immigrants juifs aux Etats Unis). En présentant les juifs de façon stéréotypée et caricaturale, les grands auteurs ont colporté une image négative et dégradante de cette ethnie, encourageant parfois inconsciemment l’antisémitisme auprès des gens instruits et influents du monde. C’est pourquoi au fil de sa carrière, Eisner a écrit plusieurs fois sur le thème de l’ethnicité juive, tentant d’effacer ces préjugés en place depuis tant d’années. Fagin le juif est de ceux là, mais son origine est un peu particulière ; Alors qu’il travaillait sur l’adaptation graphique de grands romans classiques, Eisner se rendit compte que le roman de Dickens, Oliver Twist, était plein de ces préjugés raciaux, tant dans le texte que dans les illustrations destinées au public jeune. Représentés avec un nez crochu et des mains griffues, les juifs étaient décris comme étant voleurs, menteurs, sales et peu dignes de confiance, à l’image de Fagin, personnage du roman précité.
Dans l’esprit de l’artiste germa alors une idée : raconter les origines de Fagin à sa façon. En marge du roman de Dickens, offrir un droit de réponse à ce personnage sans histoire, lui permettre de s’expliquer et de se faire comprendre.
C’est à partir de cet exercice de style qu’un des plus grands auteurs de la BD internationale construit ce roman graphique. A plus de 86 ans, Will Eisner nous donne une leçon de tolérance et d’intelligence mais aussi de talent et de narration. Eisner évite le récit facilement moralisateur et insuffle à son récit les ingrédients qui font que ses livres sont essentiels. (chronique parue initialement sur le site blam.be sous le pseudonyme d'Odin).