Si vous me suivez, vous avez remarqué que j'ai a un tropisme évident pour les albums de Jeff Lemire. Qu'il s'agisse de ses dernières séries publiées en France chez Urban Comics (Sweet Tooth, Descender et Black Hammer) ou ses one-shots poignants disponibles chez Futuropolis (Essex County et Winter Road), le Canadien a le don pour nous remuer les tripes. Avec Royal City, il revient avec un récit entremêlant ses principales obsessions : l'enfance et la solitude. Un premier tome remarquable qui préfigure son chef-d'œuvre.


Ça parle de quoi ?


En réparant un transistor aussi vieux que lui, Peter croit percevoir entre les grésillements la voix de Tommy, son fils. Sidéré, il s’effondre victime d’un malaise cardiaque. Un peu plus tard, sur la route de Royal City qui le mène au chevet de son père, c’est au tour de Patrick, romancier torturé de retour au pays, d’apercevoir son petit frère sur la route.


Dans cette lugubre cité industrielle au cœur de l’Amérique, le malaise du patriarche va raviver la plus grande douleur de la famille Pike, la noyade du fils cadet lorsqu’il avait 14 ans. Une mort qui continue de hanter tous les protagonistes de ce douloureux portrait de famille.


Pourquoi j'adore ?


Huit ans après avoir découvert son premier album, Essex County, Jeff Lemire continue de nous épater. Ce boulimique de travail, capable de bosser sur huit projets à la fois, enchaîne les comics et décroche à chaque fois un succès critique. Parallèlement à ses remarquables séries Descender et Black Hammer, le Canadien revient avec un récit plus "terre à terre", comme il l’écrit lui-même en postface de ce premier tome. Comme Essex County et Winter Road, Royal City parle "de vrais gens". Et même si Lemire convainc avec ses récits d'anticipations et de SF, il n'est jamais meilleur que lorsqu'il ancre ses récits dans un morne quotidien. Publié (aux Etats-Unis) à un rythme mensuel, ce nouveau projet est l’occasion, précise-t-il, de *"revisiter les thèmes et le ton d’Essex County en ayant la liberté de les explorer dans un cadre plus large"*.


Loin de ses collaborations scénaristiques autour des super-héros Green Arrow, Logan ou de Moon Knight, Lemire revient donc à un projet qui lui tient particulièrement à cœur (ce premier volume a nécessité deux ans de travail) et on ne peut que s’en féliciter. Fidèle à sa réputation de génial storyteller, Royal City est un petit bijou narratif. Avec ses personnages à la psychologie fouillée auxquels on s’attache immédiatement malgré leurs défauts évidents, son histoire familiale ancrée dans une ville industrielle en crise où le chômage n’est plus un spectre, Royal City a des faux airs de films du réalisateur britannique Ken Loach. Poignant, bouleversant, et terriblement humain.


Car Jeff Lemire a un don. Il est capable de transformer une histoire douloureusement banale (un drame familial) en un redoutable page-turner. Où les mensonges de Patrick à son éditeur vont-ils le mener ? Sa sœur Petra doit-elle mettre en péril son mariage pour tenter de sauver Royal City du chômage ? Pourquoi Richard, le benjamin de la famille a-t-il sombré dans l’alcool et l’isolement ? Et quel secret cache Petra, la très religieuse mère de famille ? Tant de mystères que Jeff Lemire ne fait qu'évoquer et qui rendent ce premier tome si addictif.


Du côté du trait, pas de surprise. Semi-réaliste, ses dessins sont toujours aussi nerveux. Quant à sa colorisation (parfois approximative) à l’aquarelle que l'on adore ou que l’on déteste, c’est du Jeff Lemire pur jus. La bonne nouvelle, c’est qu’il semble que le Canadien soit parti pour nous faire vivre les errements de la famille Pike pendant encore quelques tomes. En France, vous devrez patienter jusqu’au 22 juin pour découvrir le tome 2 et en apprendre davantage après le cliffhanger de la dernière page digne des meilleurs soap-opera. Heureusement, les éditions Urban Comics qui connaissent notre Lemire-dépendance ont tout prévu. On retrouvera avec joie les dessins du Canadien dans A.D. After Death (sur un scénario de Scott Snyder) le 23 mars et le tome 2 de Black Hammer arrivera le 13 avril.


C’est pour vous si…


Si vous connaissez Jeff Lemire, vous avez certainement déjà relu trois fois ce premier tome de Royal City, riche en informations. Pour les autres, cet album est sûrement la plus belle des portes d'entrée tant elle combine les obsessions de son auteur avec une maitrise qu'on ne lui connaissait pas. Royal City, c'est Six Feet Under, la série culte d'Alan Ball passée à la moulinette de Ken Loach. Et si vous avez récemment vu et aimé la série britannique River sur Netflix ou Arte, les fantômes de Tommy devraient vous parler.


Critique publiée sur franceinfo.fr / Pop Up'.

Créée

le 17 févr. 2018

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Elodie Nelson

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