Lâcheté et mensonges
Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...
Par
le 29 nov. 2019
205 j'aime
152
Roman graphique de Noël Simsolo et Stefano d'Oriano (2024)
Rainer Werner Fassbinder est l’un des plus grands auteurs de l’histoire du cinéma allemand. Dans les années 70, alors qu’il y avait par ailleurs pléthore de réalisateurs de talent Outre-Rhin (Wenders, Syberberg, Schlöndorff, Herzog, Schroeter, von Trotta, Sanders-Brahms…), Fassbinder se distingua du lot par sa productivité folle – il réalisa près de 30 films et de nombreuses pièces de théâtre et films ou séries télévisées en une quinzaine d’années -, et par son talent insensé pour la provocation, la contestation, l’activisme politique. Mais surtout par sa capacité inégalée à peindre un portrait vivace et honnête de l’histoire aussi bien que de l’état de son pays. Fassbinder gagna de nombreux prix dans les festivals, développa une réputation finalement flatteuse de trublion insaisissable, jusqu’à sa mort prématurée, à 37 ans.
Moins d’un demi-siècle plus tard, les films de Fassbinder sont presque invisibles, et les cinéphiles les plus jeunes n’ont jamais entendu parler de lui : le destin est cruel avec un réalisateur aussi moderne, ou autant en avance sur son temps… alors qu’on imagine combien il aurait été un cinéaste pertinent, indispensable même, à notre époque. Lire Fassbinder : l’homme qui voulait qu’on l’aime est donc nécessaire pour quiconque aime le cinéma, surtout si l’on est passé à côté de cette œuvre aussi modeste – dans son mode de fabrication, en famille, entre amis et amants, et dans son modèle financier – que littéralement colossale – de par son pur volume, mais aussi de par la force de son regard sur le monde…
Noël Simsolo, l’auteur de cette biographie en BD du sulfureux metteur en scène, est un connaisseur : réalisateur lui-même, scénariste, responsable de divers livres sur des cinéastes, il démontre ici une connaissance profonde et détaillée de son sujet – la vie d’un homme totalement excessif, bisexuel assumé, créateur et travailleur obsessif, dévorant la vie à pleines dents, angoissé permanent. Consommateur d’hommes, de drogues, mais surtout multipliant les comportements abusifs vis à vis de son épouse Ingrid Caven, de ses multiples amants, et de ses collaborateurs sur les plateaux, Fassbinder est une sorte d’ogre insupportable, sans doute poussé par un besoin insatiable de reconnaissance et d’amour – d’où le titre du livre. Simsolo ne lui fait aucun cadeau – le Fassbinder qu’il dépeint est souvent détestable – mais il raconte sa vie avec une exhaustivité impressionnante, et avec objectivité totale, presque froide. Si le génie du réalisateur est indiscutable, son comportement est régulièrement inacceptable : le secret des films de Fassbinder, qu’on le voit accumuler frénétiquement au long des deux cent pages de cette histoire, réside largement dans ce grand écart entre l’inhumanité du créateur et l’humanité dont ses films témoignent vis à vis de leurs personnages.
Il est tout à fait possible que le lecteur se trouve mal à l’aise face à l’enchaînement accéléré des tournages, des coucheries, des conflits, des drames, au fil des pages. D’ailleurs, le dessin, plutôt académique, de D’Oriano ne permet pas toujours de distinguer les personnages les uns des autres, alors que la multitude d’amants, d’amis, de collaborateurs que Fassbinder utilise, exploite, harcèle,… aime, peut déjà par elle-même égarer le lecteur. Peut-être que Fassbinder : l’homme qui voulait qu’on l’aime aurait été un meilleur livre s’il avait fait 500 pages au lieu de 200, vu la complexité de l’histoire d’un cinéaste qui a vécu plus d’une vie « normale » au cours de ses brèves années d’activité. Ou si Simsolo avait collaboré avec un dessinateur plus… créatif, moins sage, qui aurait répercuté dans ses cases le chaos permanent de la vie de Fassbinder.
Mais même en l’état, c’est un ouvrage qui accompagnera idéalement la découverte ou la redécouverte de films aussi saisissants que Les Larmes amères de Petra von Kant, Tous les autres s’appellent Ali, Despair, Le Mariage de Maria Braun, Lili Marleen, Lola, une femme allemande, Le Secret de Veronika Voss, ou Querelle. Bonne lecture et bon visionnage !
[Critique écrite en 2024]
Créée
le 4 oct. 2024
Critique lue 14 fois
1 j'aime
Du même critique
Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...
Par
le 29 nov. 2019
205 j'aime
152
Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...
Par
le 15 sept. 2020
192 j'aime
25
Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...
Par
le 15 janv. 2020
192 j'aime
118