Dès les premières pages, il est difficile de ne pas penser à Marc-Antoine Mathieu et à ses univers métaphysiques, où la réalité la plus prosaïque se confronte au néant menaçant, dans un cadre déstabilisant les codes du neuvième art. L’histoire débute sur une pleine page où l’on voit une chambre avec un personnage dormant seul dans un lit double. Atmosphère de solitude renforcée par le choix graphique : la chambre est en vue aérienne de trois-quarts, délimitée dans une case de forme hexagonale (ne faisant en fait que suivre le contour des murs), cernée par un aplat-noir presque angoissant. Puis c’est l’appartement qui va se révéler progressivement aux yeux du lecteur en fonction des mouvements du personnage, prénommé Javier. Pour la suite du récit, gros plans et dialogues feront aussi l’objet de cases plus petites insérées dans le décor, lequel constitue d’une certaine manière un personnage à part entière. Leur forme est hexagonale, histoire d’être en phase avec le gimmick géométrique.
Rien d’extraordinaire dans cette scène du quotidien, et pourtant, on est immédiatement subjugué par l’originalité formelle, qui pourrait rappeler ce clip un peu magique où Michael Jackson allumait les carreaux du sol dès qu’il posait le pied dessus. Le récit va ainsi évoluer vers quelque chose de très particulier où la perspective choisie, toujours la même, qui peut parfois donner l’impression de consulter un prospectus immobilier montrant des appartements en coupe, va servir de cadre à des chassés croisés de personnages, visiblement trentenaires, des anonymes qui nous ressemblent par leurs états d’âmes et leurs questionnements, mais des questionnements de jeunes adultes, à un âge où l’on est supposé avoir commencé à faire quelque chose de sa vie, à avoir construit une relation de couple durable… Hélas, les choses ne coulent pas de source, et ces « Sims » que sont Javier, Faustine, Judith, Marc, Matthew, Assia et d’autres, sont confrontés aux tracas de l’amour et du quotidien, prenant conscience que la vie n’est pas un jeu… Les appartements et lieux divers (bureau, bar, magasin de disques, hôpital…) dans lesquels ils évoluent ressemblent plus à des labyrinthes à souris (du moins du point de vue du lecteur, placé en position d’observateur-voyeur) qu’aux logements-témoins clinquants et sans-âme du célèbre jeu vidéo.
Sur le plan du dessin, Pierre Jeanneau recourt à un style réaliste pour les décors, un peu plus stylisé pour les personnages. En bon observateur des sentiments humains et du monde qui l’entoure, l’auteur nous fait voir mille détails, chaque objet du décor recélant une signification jamais tout à fait anodine, tel ce cadre, ce poster ou cette vieille peluche, faisant jaillir un souvenir heureux ou une blessure…
Et les fameuses « connexions » dans tout cela, me direz-vous ? La réponse semble être en partie dans le titre de ce premier tome, « Faux accords ». Dans cet univers très urbanisé, les protagonistes cherchent leur place, ne parviennent jamais vraiment à se comprendre les uns les autres, aux prises avec diverses contrariétés que la technologie moderne et les moyens de communication instantanés, paradoxalement, ne suffisent à estomper…
L’univers statique et géométrique de cet environnement urbain contraste avec les sentiments humains, et c’est bien là que réside l’originalité de ce roman graphique très subtil. Démarrant à la façon d’un simple exercice de style, le livre parvient à faire rapidement le lien (la connexion ?) avec l’intime, en mettant en scène des personnages empreints d’humanité, pour lesquels la distanciation résultant du choix graphique permet au lecteur de ressentir une certaine empathie… On attend la suite avec beaucoup de curiosité…