"Vous n'allez tout de même pas me demander... enfin, ce n'est pas hygiénique !"
J'ai beau être fan du bonhomme, à chaque fois que je débute la lecture d'une des oeuvres d'Alan Moore, je traverse un moment de doute, voire de franche suspicion. Comme si je ne voyais pas tout de suite où le scénariste voulait en venir. Son choix de dessinateur, d'abord, me rebute souvent en première impression, alors qu'en fin de lecture, je suis systématiquement convaincu qu'aucune autre patte graphique n'aurait mieux convenue au projet. L'angle narratif, ensuite, me fait souvent douter de la capacité de Moore à rester vraiment intéressant jusqu'au bout. J'avais même ressenti cela en débutant Watchmen, il y a à peu près quatre ans maintenant, c'est dire ! Quand on sait que, depuis, ce comics est tout simplement devenu mon oeuvre culte, tous médias confondus, on pourrait croire que j'ai enfin appris à faire confiance au barbu de Northampton... Hé bien non: je me suis encore fait avoir !
Faut dire que j'avais des raisons en béton armé cette fois, de douter: pour ceux qui ne sont pas encore au courant, "Filles perdues" est une bande dessinée pornographique qui s'étend sur plus de 300 pages. Je sais pas pour vous, mais j'ai jamais entendu parler d'une oeuvre basée sur le cul assez complexe pour justifier un développement plus long que le temps nécessaire à une bonne branlette. "L'homme-dé", de George Powers Cockcroft (alias Luke Rhinehart) peut-être... "L'empire des sens" d'Ōshima aussi, sans doute, mais nous sommes plus dans le domaine de l'érotisme... En général, avouons-le, pornographie et Art semblent aussi éloignés l'un de l'autre que les deux pôles d'un champ magnétique. Tenir sur 300 pages tient donc littéralement de l'exploit même si, on s'en doute, Moore ne pouvait qu'appliquer un traitement subtil et intelligent à un genre méprisé, forcément synonyme de défi scénaristique. C'est donc avec beaucoup de curiosité que je me suis lancé dans ce nouveau pavé à la réputation déjà scabreuse, puisque, je le savais, au sein de ces pages sont littéralement perverties trois icônes de la littérature enfantine mondiale: Wendy (Peter Pan), Dorothée (Le Magicien d'Oz) et Alice (Au Pays des Merveilles). J'en espérais beaucoup, tant le thème du sexe se prête à merveille à une analyse psychologique et sociale approfondie. Et dès le début, j'ai douté.
Les scènes de stupre improbables arrivent assez rapidement. Le dessin de Gebbie n'est pas laid et a même beaucoup de charme, mais il n'est guère excitant: tout en rondeurs, presque enfantin, soutenu par des couleurs pastels très douces, l'impression de se plonger dans les illustrations d'un conte est tellement forte que l'arrivée de la baise semble décalée, totalement impromptue. Cette première impression est assez courte puisque, très vite, on s'aperçoit de la structure très travaillée du récit. Jeux de mise en scène, renvois littéraires, second degré bien placé, etc., la lecture devient de plus en plus gratifiante, comme un jeu de piste prenant place sur deux dimensions, picturale et littéraire, afin de faire prendre conscience au lecteur de la vastitude du thème abordé. Pourtant, à ce stade, il me manquait encore quelque chose d'essentiel: l'aspect humain. Ben oui, quoi: notre vie sexuelle dévoile énormément de choses sur nous, nos fêlures, nos douleurs. Or, pendant un long moment, je n'ai vu chez les personnages de la BD qu'une insatiable appétence sexuelle de plus en plus débridée mais mécanique, froide et finalement lassante. Moore aurait-il oublié que ses héroïnes avaient une âme, et pas seulement un cul et un clitoris ?
Et bien, pas vraiment. L'aspect humain finit par se développer, enfler, et m'a parfois surpris, souvent fasciné mais, hélas, jamais ému. Il me semble difficile de se sentir en totale empathie avec des protagonistes qui ne pensent qu'à sucer, lécher et enfoncer des choses longues et dures dans leurs orifices, en permanence. Cette exagération libidineuse atteint de tels sommets, vers la fin, que l'écoeurement guettait presque. Et pourtant, à de nombreuses reprises, je me suis surpris à m'attacher aux héroïnes, peut-être parce que le spectre de leurs passions est si large que j'ai forcément fini par m'y retrouver en partie. Tout lecteur de "Filles perdues" se sentira concerné à un moment où à un autre par une situation, une déviance, une peur, un désir enfoui. La plume de Moore, vraiment magnifique, se glisse avec aisance dans tous les phantasmes, sans condamner (sauf le viol), tentant de comprendre comment les vies peuvent s'épanouir ou se briser dans le secret d'un soupir. Il explore avec une grande honnêteté, et souvent avec poésie, le versant à jamais caché de nos existences tandis que nous, pauvres lecteurs, entraînés par le rythme impétueux, dionysiaque, des chairs imaginaires prenant forme dans le magma de nos fantasmes, sommes pour ainsi dire obligés de nous interroger sur notre propre parcours érotique, quitte à (re)découvrir nos faiblesses les mieux dissimulées.
Si l'expérience se révèle dense - trop dense - tant mieux, finalement ! Ode à la liberté de penser et de jouir, "Filles perdues" nous absorbe dans son exagération justifiée jusqu'à nous faire dire "oui" à presque tout: plus de tabous, plus d'hypocrisie mal placée, les coïts les plus insensés finissent par nous sembler normaux ou, tout du moins, respectables, tant qu'ils sont librement consentis. Au point de trouver dommage, en ce qui me concerne, de ne pas avoir trouvé une plus grande variété de comportements sexuels: si l'on a bien des relations hétéro, homo et bi, du fétichisme, de la zoophilie, de l'inceste et de la pédophilie, il n'y a par contre nulle trace de scatophile ou de nécrophilie, par exemple. Je ne dis pas ça par perversion, calmez-vous ! Ce qui m'anime, c'est la curiosité de savoir vers quels étonnants développements aurait pu nous mener le brillant scénariste en brossant un tableau total de la pornographie. Dommage...
Dommage aussi de se concentrer presque exclusivement sur les trois héroines principales alors que plusieurs seconds rôles auraient mérité d'être davantage sollicités. Enfin, je ne comprends pas pourquoi, alors que toutes les femmes du bouquin sont lesbiennes ou bi (très crédible...), l'homosexualité masculine soit si peu représentée. Un seul chapitre y est consacré, si surprenant (à la fois hilarant et très sérieux) qu'on se demande pourquoi Moore n'y revient pour ainsi dire plus du tout par la suite.
"Filles perdues" mérite pourtant bien, sans conteste, son statut d'Art. Du genre de celui qui nous interpelle et nous pousse à réfléchir. Alors si, parfois, le récit s'embourbe ou semble un peu trop lancer ses artifices intellectuels au visage des lecteurs (des structures narratives qui semblent se répéter comme par obligation), le résultat est à la fois si drôle, répugnant, triste, philosophique et excitant que je ne peux que saluer l'audace et la ferveur créative qui anime les projets les plus extravagants de monsieur Alan Moore.