Alors je sais, si je vous dis comme ça, voici un manga qui parle de l'invasion de la Croatie par les nazis et la manière dont des civils vont entrer en résistance, vous vous dites : "moui, bon, on a déjà vu ça des centaines de fois". J'ai pensé pareil, et j'ai eu tort.
Cette réédition, qui se lit dans le sens de lecture d'origine, s'ouvre sur six pages d'introduction sur la vie et l'oeuvre de Sakaguchi. Un homme qui a fait sa carrière comme proche collaborateur de Tezuka, et dont le style graphique a beaucoup inspiré Urasawa, l'auteur de Monster.
De quoi est-il question dans ce tome 1 ? De la mise en place rapide d'un ordre autoritaire qui écrase les individus, d'un sentiment de perte d'espoir et de division dans un pays aux racines complexes, du système concentrationnaire (vraiment sans fioritures, et en insistant sur la désorientation que subissent ses victimes et leur déshumanisation)...
Mais on parle aussi d'une chose que je ne m'attendais pas à trouver dans un manga japonais : de cette atmosphère particulière propre aux petites communautés des Balkans. Cette culture matérielle agreste, rude et dépouillée, mais gorgée d'une beauté bucolique. Ces petites lignes de chemin de fer au milieu de vallées fertiles mais encaissées. Ces intérieurs paysans. Ces tables sous un auvent où l'on tape le carton tout en sifflant un verre de raki. Ces trognes incroyables, ces moustaches, ces favoris, ces carrures. Tout sonne parfaitement vrai, et ce livre a fait remonter beaucoup de nostalgie de mes voyages à arpenter ces régions qui me sont si chères.
Par ailleurs le graphisme est incroyable de justesse et de sensibilité. Si, fidèle à la tradition de Tezuka, les personnages ont des physiques archétypaux et le découpage est très efficace tout en étant académique, il y a énormément de petites mimiques, de particualités physiques minuscules qui font que ces personnages sont bien ancrés dans leur milieu et sont terriblement attachants. Par ailleurs l'action, si elle est assez simple, a une violence nerveuse qui rappelle qu'on est dans les mêmes années qu'Akira.
J'essaierai de lire les quatre autres tomes, en espérant qu'ils restent au niveau de celui-ci. Je n'ai pas parlé du rythme : l'enchaînement des situations et le goût pour le pathétique bien dosé rappellent beaucoup Tezuka dans ce qu'il a de meilleur, avec peut-être un peu moins de cruauté.
Fleurs de pierre est un grand titre et a sa place dans toute mangathèque qui se respecte. Certaines planches sont des oeuvres d'art à part entière.
Synopsis :
On suit un professeur nimbus, monsieur Fumblebalding, qui arrive dans une communauté rurale de Slovénie. La Croatie refuse d'intégrer l'Axe, et est rapidement envahie par les nazis, la Bulgarie et l'Italie. Le choc du Blitzkrieg. Une jeune adolescent, Krilo, fuit après avoir vu sa classe mitraillée par un avion allemand. Recueilli par des partisans, il se réfugie à Zagreb. Il apprend à tirer au fusil et est témoin de l'asservissement des Slaves, considérés comme un peuple inférieur. Il cherche son amie Fi et son frère Ivan. Il se lie avec un souteneur. Il retrouve la trace de Fi, qui était détenue dans un camp de concentration mais est devenue la protégée du commandant nazi, car elle ressemble à sa soeur morte pendant les années noires de l'Allemagne. Krilo s'infiltre pour la délivrer, mais se fait prendre. Il est confronté à Ivan, qui en réalité n'était pas son frère et travaille pour les nazis. Ce dernier fait mine de l'exécuter pour mieux lui donner une chance de s'enfuir.