J’ignore s’il est redondant de l’écrire, c’est en tout cas inévitable ; lire du Kazuo Umezu vous conduit immanquablement à reconnaître que Junji Ito, désigné comme maître de l’horreur en manga, n’est en réalité que l’extension de son maître. Lire Kazuo Umezu, peu importe par quel bout vous vous en saisissez, revient à lire Junji Ito avec un quart de siècle d’avance. Les paysages, les visages horrifiés ; jusqu’à l’atmosphère même, tout… je dis bien TOUT sera passé entre les mains d’un auteur pour atterrir dans celles d’un autre.
Le sens de l’horreur, il ne s’impose pas au lecteur. Le support papier a ça de différent de la pellicule – je sais que les films ne sont plus diffusés sur pellicule, c’est une périphrase – qu’il n’a pas la musique pour accompagner sa trame, et que la fluidité de l’image atténue les effets de surprise. Il n’y a pas de Jump Scare qui tienne en manga, l’exercice étant résolument impossible.
Alors comment installer la terreur sans ses artifices ? L’horreur sur papier serait nécessairement moindre que sur écran ? Non. Il sera autre. La peur nous viendra par des canaux alternatifs ; des voies plus tortueuses et subtiles qui nécessiteront un doigté tout particulier pour nous glisser le long de l’échine jusqu’à la glacer.
Ça passe par une ambiance d’abord, des non-dits ensuite ; une atmosphère planante, lancinante, qui laisse grimper très lentement l’horreur jusqu’à nous inonder goutte après goutte. Tout passe par des plans fixes, des décors dont ce qu’ils évoquent de malaisant n’est pas ostensible mais insidieux. La terreur nous gagne progressivement, et nous atteint au cœur sans qu’on ne se soit rendu compte que ses racines s’étaient propagées en nous.
La scénographie est somptueuse, les visages torturés, la déliquescence morale et physique des protagonistes, la terreur dans les regards quand la rétine se porte sur quelque chose d’incongru, le sentiment de malaise est sans cesse palpable. On souhaite – quand Kazuo Umezu est aux dessins – tourner les pages autant qu’on redoute de découvrir ce qui s’y trouve. Tout ce qu’on y découvre est sans cesse plus perturbant à chaque chapitre qui vient.
Ce laboratoire où on y cultive de la viande artificielle a sans aucun doute contribué à l’émergence d’un Bio-Meat Nectar quelques décennies plus tard. Je me plais par ailleurs à croire que les bébés verts auront inspiré un certain Hirohiko Araki le temps d’une étape de Stone Ocean. Kazuo Umezo n’est pas l’auteur qui aura inspiré une génération, mais un artiste intemporel qui époustouflera ses lecteurs même dans un millénaire encore.
Ce monde dystopique qui nous parvient, où les Hommes, en faisant usage de la technique et du génie génétique, on créé une terre infecte. Le propos écologique – animaliste dirait-on aujourd’hui – loin d’être éculé, avait beaucoup d’avance sur son temps et savait exploiter sa thèse sans céder aux poncifs que l’on connaît aujourd’hui. Chicken George cherche à se faire le vengeur des races animales exterminées par l’hubris et l’appétit vorace du genre humain. Tout horrible soit-il, quelles que soient les exactions auxquelles il s’adonne sur son chemin, celles-ci trouveront une motivation. On ne suit alors pas une menace aveugle réagissant à une rage sourde, mais une entité pourvue d’empathie et d’intelligence dont on ne saurait pleinement réprouver les actes.
Fourteen est une version revisitée de la Créature de Frankenstein et dont l’adaptation sait se distinguer par l’originalité de son propos du fait que ladite créature soit devenue le professeur.
Les créations animales élaborées par l’auteur sont terrifiantes. De quoi en principe inspirer pléiades de mangakas aimant à ajouter des monstres à leur bestiaire… mais dont rares sont ceux à réellement apprécier le génie de l’époque pour se l’approprier à raison. Il y a pourtant tant à apprendre de Kazuo Umezu.
Mais ça n’a duré que trop longtemps. Les aliens violeurs, la séparation de Chicken George par amour, le voyage spatial, la chenille… on ne voit rien de déconnant dans le paysage dès lors où l’on file à toute allure – car le manga se lit très vite tant il est prenant et s’épargne des lenteurs – mais il suffit d’un regard dans le rétro pour se dire que, tout de même… c’est du grand n’importe quoi. L’imprévisible scénaristique est parfois si travaillé qu’il y a du Kamoulox dans l’air. C’en devient presque aléatoire d’un chapitre à l’autre. Des chapitres où, au milieu de la cohue, à la veille de l’éradication de l’humanité la femme du Président des États-Unis l’exhorte à légaliser la Marijuana – chapitre 218-219 – fait partie de ces instants où on cligne douze fois des yeux pour être bien certain d’avoir lu ce qu’on vient de lire. Fourteen devient très vite un pamphlet écolo-libertaire gogol dont on finit par se détourner à la lecture tant il rebute.
Il y a en effet une perpétuelle surenchère dans le scénario qui conduit à accentuer le drame par des ajouts successifs d’enjeux nouveaux et irréels, des revirements soudains quitte à être débiles… des formules qui se rapportent à des télénovelas en principe. On s’y laisse prendre au début, je sais que je me suis laissé avoir, mais je me suis tout de même arrêté par moments au milieu de ma lecture pour m’exclamer à voix basse : « Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel, encore ? ».
L’horreur laisse place à l’expectative, aux artifices de mise en scène pour nous garder alertes, mais ça pousse le bouchon parfois trop loin. Ce qui apparaissait à l’origine comme horrifique, planant et nouveau devient barbant et lourdingue à force. Un auteur ne peut en effet pas employer délibérément la même ficelle scénographique en boucle dans des contextes plus ou moins variés en espérant que son lectorat ne se lassera jamais.
Je ne pense cependant pas qu’il y ait eu tant d’improvisations de la part de l’auteur avant d’entamer le dernier quart de l’œuvre qui s’effondre pan après pan. Le fait que la « prophétie » des quatorze années entre en scène si tardivement et qu’elle s’accomplisse tel que ce fut le cas m’encourage à penser que Kazuo Umezu avait plus ou moins toute son intrigue en tête lorsqu’il a débuté Fourteen. Il n’empêche que la trame vire parfois au nanard. Du genre plaisant, mais du genre nanard tout de même.
Fourteen, assez tôt, disons vers le troisième volume, n’est plus tant une histoire qu’un recueil d’idées dingues amoncelées les unes sur les autres puis mélangées entre elles pour donner lieu à un joyeux bordel. Un bordel dans lequel, lorsqu’on y fouille jusqu’au bout, on y trouve quelques monceaux d’ordure utilisés pour épaissir la sauce. La scène de cunnilingus entre deux petites filles avec la Reine Nobara, sans rien apporter à l’intrigue, si ce n’est du contenu excessivement graveleux pour le plaisir de choquer à pas cher, est très franchement de mauvais goût. C’est ce genre de chapitre qui, par sa gratuité coupable, peut vous faire perdre toute considération pour un auteur en particulier. Ce fut le cas. Pour ce chapitre, et pour tous les autres où le nanardesque n’y est que trop présent pour que l’œuvre puisse conserver ne serait-ce qu’un ersatz de crédibilité. L’auteur a su bellement donner naissance à son œuvre, la faire maturer, la dégénérer à outrance, avant de l’enterrer hâtivement.
Lire Kazuo Umezu nous conduit à reconnaître que si Junji Ito est un continuateur de ses œuvres, il est aussi un correctif. Lui ne se perd jamais trop loin dans ses intrigues, sait garder le cap de son récit sans jamais faire fausse route. Une histoire peut ne pas plaire, mais cela tiendra au scénario initial et non pas aux errances succédant à une parution trop longue. Kazuo Umezu n’a pas su quand et où s’arrêter. Là où le fait de prolonger une œuvre inutilement, chez le mangaka moyen, intime à l’ennui, le lecteur, en poursuivant l’agonie de Fourteen, sera embarqué dans un délire quasiment psychédélique tant l’improvisation est dingue.
La fin avec les cafards est interminable, avec, au milieu, des considérations sur « Qu’est-ce qu’un être humain ? ». Excusez-moi monsieur Umezu, mais si quelqu’un a la réponse à cette question, ça n’est pas l’auteur du spectaculaire chapitre « Légalise la Marijuana ou nous allons tous mourir ».
Les enfants, perdus dans un faux monde se transforment en dinosaures et décident de se cryogéniser avant d’avoir quatorze ans après avoir retrouvé Lucy le poulet qui parle. Ils découvrent que leur univers était en réalité une chenille et que les quatorze années terrestres représentaient le temps qui, dans l’univers de la chenille, la séparait d’une voiture qui s’apprêtait à l’écraser.
Que répondre à ça si ce n’est… Kamoulox ?
Fourteen part d’un sommet pour le plaisir d’entamer une chute libre qui durera plus de cinq tomes au moins. Il faut avoir le cœur bien accroché pour subir la descente. En tout cas, l’œuvre aura achevé de me convaincre que Kazuo Umezu, s’il fut un pionnier du manga en bien des circonstances, n’était cependant pas un auteur de génie. Suite à ma lecture de Fourteen, je suis très vite revenu de mes illusions, d’un pas lent et traînant, encore halluciné par le ramassis d’âneries aléatoires et frénétiques qui avaient défilé si vite sous mes yeux.
Le manga, dans toute sa clairvoyance sous acide, a cependant le mérite d’avoir répondu à la question antique :
Pourquoi le poulet a-t-il traversé la route ? Pour que la chenille ne mette pas fin à l’univers.