Fort indigeste.

OK, le scénario est très pensé, très complexe, avec une multitude de personnages : on a là un gigantesque puzzle de 500 pages. OK, c'est très documenté (pas moins de 40 pages de notes en annexe !).

Mais à bien y regarder :

- le graphisme est d'une grande laideur. Tous ces petits traits qui semblent noyer les personnages, toutes ces silhouettes équivoques tracées en trois coups d'encre de Chine... A la rigueur le découpage efficace sauve l'ensemble, mais c'est quand même sacrément moche, et bien souvent on ne comprend pas bien ce qui est dessiné (exemple : la dernière case). Il y a même des cases bâclées : regardez p. 451, la case du haut : la texture du rideau déborde sur le vide de la fenêtre. C'est inévitable quand on se lance dans un ouvrage d'une telle ampleur sans en faire l'oeuvre d'une vie.

- Le salmigondis franc-maçon m'a fait décrocher du livre pendant deux semaines. Le passage où William Gull fait un circuit dans Londres devant un certain nombre de monuments maçonniques, en racontant à chaque fois des anecdotes aléatoires au contenu cryptique est particulièrement indigeste. Tout ça pour qu'au final le tracé sur la carte trace un pentagramme... Dans ces moments-là, on peut se demander ce que pense l'auteur véritablement : est-il en empathie avec Gull ? Le montre-t-il comme un fou ? Le plus probable est que Moore se la pète et essaie de noyer le poisson avec tout un folklore franc-maçon digne d'Halloween. Les grappes de raisin référence à Dionysos, les délires sur les mythes de Babylone... Pitié ! Tardi aurait illustré ça mille fois mieux, en étant mille fois moins verbeux, et avec un peu d'ironie en prime.

- Le scénario peut sembler complexe, mais au fond il n'a rien de brillant. Moore a mêlé une reconstitution chronologique - certes fort documentée - de l'enquête autour de Jack l'éventreur avec sa théorie complotiste d'une série d'assassinats fomentés par le médecin de la reine pour étouffer un scandale impliquant une prostituée qui aurait eu un enfant avec l'héritier de la couronne. Cinq de ses collègues ayant eu l'idée de faire chanter la reine Victoria, le médecin, déjà passablement maniaque, décide de les exécuter. Les maçons, au départ non informés, décide de couvrir leur frère et d'étouffer l'affaire, en achetant notamment le silence de l'inspecteur Abberline.

- Les hallucinations de Gull pendant ses crimes - il se voit dans le futur, par exemple entouré de gens des années 2000 dans un open space - sont ratées et particulièrement risibles. Tout ça pour tirer parti de la citation imaginaire attribuée à l'assassin : "J'ai inventé le XXe siècle". Il aurait mieux valu s'abstenir.

- Le plus pénible, c'est cette vision au fond fort prévisible de l'époque victorienne et du quartier de Whitechapel. On l'a compris, Moore est de gauche, et veut dénoncer la misère qui réduit les habitants de l'East End à une quasi animalité. Il dénonce aussi l'indifférence, le fatalisme, voire l'arrogance des classes supérieures. Mais le propos est tellement caricatural - ce qui en 500 pages est tout de même un exploit - que malgré le souci du détail, on ne garde aucun souvenir précis des lieux traversés. Et pourquoi, pourquoi cette vision puritaine qui associe la détresse morale à une activité sexuelle débridée ? Il y a bien d'autres manières de montrer la déchéance, nom de Zeus.

Ce livre de Moore est bien en-deçà de ce que l'on pouvait attendre d'une plongée dans l'ère victorienne et dans le mystère entourant Jack l'éventreur. C'est pour moi en grande partie à cause du graphisme, mais aussi d'une ambition démesurée. Le propos aurait beaucoup gagné à être restreint. Le résultat est indigeste et assez prétentieux.