La présente critique revient sur l’œuvre concernée ainsi que sa suite – pour ne pas dire sa stricte continuité – qu’est Tobaku Haouden Rei: Gyankihen

Quand Fukumoto se lance dans une nouvelle œuvre, ce n’est que rarement pour sortir des sentiers battus. Des siens, du moins. Le terrain qu’on arpente est connu. Au point même où l’on jurerait avoir aperçu quelques personnages ici et là au détour de Kaiji, Akagi ou Gin to Kin. Même les character designs utilisés par l’auteur sont parfois – et même souvent – recyclés d’une œuvre à une autre au point d’être utilisés comme de vulgaires calques.


Qu’on se le dise, personne ne lit Fukumoto pour la profondeur de ses personnages – exception faite du singulier et spectaculaire Saikyou Densetsu Kurosawa! – mais plutôt pour le plaisir de les voir réfléchir et gesticuler sous les coups de fourche d’une intrigue bien facétieuse à leur endroit. Et voilà qui tombe rudement bien, car l’auteur ici ne déroge pas à cette règle sadique dont il a apparemment fait son sacerdoce éditorial.


Il est permis de nier l’évidence quand on ferme très fort les yeux, mais pour qui les ouvrira – même un peu – c’est rien moins qu’une émule de Kaiji dont ils seront les spectateurs. Un petit malin combinard comme personnage principal, des quasi-mafieux comme antagonistes avec le groupe Zaizen, son sadique de PDG octogénaire accompagné de son bras droit qui… disons-le, n’est rien moins que Tonegawa avec un autre nom, des jeux infâmes – mais ô combien délectables pour le lecteur – savamment organisés sous l’égide pari ; tout cela concourt à vous demander si vous ne lisez pas tout simplement les chroniques dérobées de Kaiji.


Mais de cela, on ne s’en formalise pas des masses car, à le dire franchement, on ne lit pas non plus du Fukumoto pour son scénario, mais pour les événements noueux qui s’y orchestrent ; pour le plaisir de faire chauffer sa boîte crânienne au milieu des astuces. Car en définitive, chacun lit du Fukumoto pour retrouver ce qui fait de le sel de son auteur et non pas pour le plaisir de le voir se renouveler en se détournant de ce qui a fait son succès. C’est de toute manière toujours un plaisir que de déguster ses œuvres.


La première épreuve, à nous montrer qu’il faut savoir penser en dehors des règles affichées pour atteindre le succès – règle sine qua non des meilleurs mind games – suffit à capter notre attention. Oui, nous relisons Kaiji comme il peut arriver de manger du caviar deux fois à la suite, et pour autant, il ne se trouvera pas grand monde pour cracher dans l’assiette et s’exclamer « Encore du caviar ? ». Il n’y a décidément pas de quoi faire la fine bouche ; Tobaku Haouden Zero n’a certes pas le mérite de la primeur des idées que son scénario exploite, mais il en tire partie comme seul son auteur sait le faire.


Et puis, il a le chic pour remonter le moral de ses lecteurs comme personne. Toute son œuvre, tout ce qu’il a un jour fait jaillir du pinceau, on jurerait qu’il l’a fait pour rendre hommage à tout ce que le monde comporte de loosers pour leur dire que rien n’est jamais perdu. Les personnages ne sont pas écrits d’une plume de virtuose et pourtant, d’instinct, on se sent de s’y référer. Mitsuru, c’est vous, c’est moi, c’est tant de monde. Comme quoi, il n’est nul besoin de plonger profondément dans la psyché humaine pour faire jaillir le goût du vrai et de l’authentique. Je me sens décidément en fraternité avec cet auteur qui, quand il distille la pensée de ses personnages, loin d’étaler un verbiage abscons pour mimer la profondeur, nous gratifie de saines doctrines, comme le couplet vomissant le sentimentalisme creux et lui préférant le strict pragmatisme après le premier incident.


Que je l’aime cet auteur-là…


L’épreuve du burin trouve le moyen d’être géniale de toute l’ingéniosité qu’elle a à faire paraître ; comme celle qui la précède, et comme tant d’autres qui suivront. Là encore, et comme pour chacune des épreuves, ce ne sont pas les règles du jeu qui font tout, mais ce qu’on fait des règles et du vide juridique. La triche aussi… mais surtout le fait de repérer et déjouer cette triche rend la confrontation encore plus méritoire et spectaculaire. Les réflexions derrière chaque pari sont des trésors de psychologie et de tactique. Comme d’un pépin qui ferait pousser un arbre aux fruits succulents, Nobuyuki Fukumoto, à partir d’un jeu aux principes élémentaires, fait culminer la tension et la réflexion au sommet d’un monument étalé sur de pleines planches.


Peut-être pourra-t-on grincer des dents et bouder – très modérément – son plaisir en observant que Zero tient davantage d’un Akagi à qui tout réussit qu’un Kaiji, ce looser magnifique qui, parce qu’il n’est pas surpuissant, rend les enjeux qui lui incombent plus intenses que jamais. C’est dit et répété : Zero est un prodige parmi les génies en terme d’intelligence ; l’intrigue le préserve ainsi trop bien de l’adversité dès lors où son ciboulot surréel le sort potentiellement de toutes les situations. Mais jamais sans qu’il n’ait à combattre au point d’y risquer des plumes, avec du répondant en face, notamment avec Shirube.


L’épreuve du triangle arrive alors. Une épreuve qui saura cultiver le mystère des modalités de sa résolution. Un mystère qui tient aussi lieu de pari, avec ce que cela comporte de tromperies, comme toute autre chose dans l’univers de Nobuyuki Fukumoto. Et pour cette fois, vous avez intérêt à avoir révisé votre algèbre pour ne pas mourir noyé. Peut-être est-ce dans ces chapitres que l’on pourra résoudre la crise de l’instruction en France. Toute mathématique que puisse être l’épreuve quand on la pousse dans ses retranchements, les calculs qui seront effectués trouveront le moyen d’être passionnant. Ce pari éditorial n’est pas donné à chacun, et Fukumoto y succède sans forcer, rien qu’au naturel.


En revanche, je m’étonne qu’après avoir trouvé l’angle, personne n’ai cherché à annoncer la réponse 36 qui semblait correspondante. C’est ce que j’aurais fait d’instinct avant de me perdre dans des réflexions supplémentaires.


Le coup de la machine qui permet de répliquer exactement une voix, en modulant même l’effet de sentiments induits : j’achète pas. La science-fiction – car c’en est – est une vaseline décidément trop commode pour que je laisse glisser quoi que ce soit à travers. Ce seul élément aura suffit à ternir en partie une épreuve exquise reposant sur la duplicité en ayant un procédé presque magique. Que certains appareils sophistiqués soient utilisés pour une épreuve, cela se conçoit comme durant la partie de Poker de Kaiji ou bien l’épreuve suivante du massacre de la sorcière afin de multiplier les possibilités de jeu, car la programmation de telles machines était vraisemblable. Mais ici, qui pour y croire à cet engin tout droit sorti d’un cartoon ? La suspension de crédibilité est méchamment rouillée pour le coup. [Cette critique ayant été pré-rédigée il y a deux ans environ, soit bien avant les dernières avancées en matière d 'I.A, me voilà bien pris au dépourvu alors que ce que j'estimais être une technologie issue d'un cartoon se sera aisément banalisée depuis.]


Plus encore quand on sait que Gotô, par on ne sait quel miracle, a pu en plus se renseigner sur le groupe de Zero au point de connaître tous leurs secrets et accentuer le potentiel de sa tromperie. Zero n’eut que davantage de mérite à contrer la manœuvre, mais on ne l’accepte qu’en grinçant des dents. La résolution de l’épreuve, du reste, étant en soi remarquablement satisfaisante et les stratégies de Zero y furent pour beaucoup, mais le plaisir qu’on put en retirer fut atténué d’un tiers au vu des éléments susmentionnés. Une épreuve qui, malgré sa modeste carence – quoi que grossière – est probablement une de mes favorites, épreuves de Kaiji comprises. L’astuce de Shirube était d’une intelligence suprême. Je ne sais pas où l’auteur va chercher tout ça.


Si certains s’imaginaient que Hyôdô de la Teiai était un vicieux accompli, les tricheries de la Zaizen le supplantent en matière de perfidie. Tant de mauvaiseté vous ferait relativiser les exactions de Freezer de par leur absolue mesquinerie. Cela ne contribue d’ailleurs qu’à rendre les antagonistes plus détestables au point où on se plaira à les haïr et même à les maudire à cent occasions au moins. Voilà de fieffés gredins comme on n’en fait plus, et je dis « gredins » pour ne pas me risquer à outrepasser les limites de la bienséance en les traitant « d’enculés » comme il se devrait. Les mots sont durs, mais les coups bas qui furent ici portés visent alors tellement bas que cela nous échappe. Fukumoto sait autant nous faire frémir de crainte que de rage sur le parcours d’un ascenseur émotionnel dont on a ôté tous les freins.


Un autre point crucial qui fait qu’on aime Tobaku Haouden Zero comme on a aimé Kaiji tient au fait que le personnage essuie des revers. Très modestes ici, et sans commune mesure avec ce qu’a pu connaître Kaiji ; des revers néanmoins qui permettent de relancer le récit sans que celui-ci ne se risque à un long fleuve tranquille. Le fleuve tranquille n’est jamais d’actualité quand Fukumoto tient un pinceau ; son registre à lui tenant lieu à une séance de rafting à proximité des chutes du Niagara.


La résolution de l’énigme de la sorcière m’a paru en revanche tirée par les cheveux. Personne n’aurait jamais pensé à la question de la mesure et de la racine carrée de deux dans ce contexte ou tout ce qui s’ensuit. Un tel niveau de perspicacité ainsi exprimé tient du surréalisme tapageur ; quoi qu’on en dise, c’était un casse-tête insoluble. Personne de toute manière n’aurait pu aboutir à de pareils calculs sans un mètre précis pour mesurer l’exacte taille de la salle. Du fait que ce seule postulat soit obtenu de manière frauduleuse du point de vue de la narration, tout ce qui s’ensuit perd en intérêt et compromet cette longue épreuve d’un bout à l’autre. L’intensité est là, mais l’enjeu n’y est plus.


L’épreuve du quiz repose sur les connaissances des personnages qui, potentiellement, au gré de la narration, peuvent être infinies. Et certaines sont à coucher dehors, notamment avec l’encadrement des chiffres. Aussi, compte tenu du fait que Zero soit plus érudit qu’une encyclopédie dotée en plus de l’esprit de déduction le plus affûté au monde, l’intensité s’essouffle en conséquence. Cette épreuve est une passade. Même une lassade tant on finit par s’ennuyer à la longue. Ah, elle est loin l’épreuve du quiz de Yu Yu Hakushô. Inatteignable. D’autant que ça se résout, là encore, avec des mathématiques au doigt mouillé.

La fin de la première partie du manga aura eu le mérite d’être mordante, bien que l’on se doute de son issue réelle.


Puis survient une ellipse à laquelle on ne s’attend pas. Zero s’en va parier du côté du golf. Tordre les règles d’un sport pour y ajouter astuces et tactiques vicieuses, voilà qui n’est pas sans rappeler One Outs. Ça n’était cependant pas ici aussi palpitant que cela avait pu l’être quand Shinobu Kaitani s’était attelé à la tâche.


On en revient très vite au registre Kaiji, passant du Poker à une carte à cent cartes. Toujours des règles originales à partir d’un simple paquet de cartes. Ou de dix en l’occurrence. La partie aura cependant tourné court, la faute à une antagoniste trop imprudente par deux fois. Depuis le début de la deuxième partie, le rythme cardiaque du lecteur que je suis n’a pas varié d’un battement, on se promène ; l’ascenseur émotionnel, depuis un moment déjà, sera resté à l’arrêt devant des étages bien peu engageants.


Et voilà que Zero, qui brasse dans le pognon jusqu’à espérer toucher au trillion de yen, joue inopinément aux chevaliers blancs à ses heures perdues. Coup de chance, le sujet de son ire est blindé et disposé aux paris. Coup de chance dans le coup de chance, un des clients du même restaurant où a eu lieu le pari vient remettre à Zero une quête de chasse au trésor, avec même une petite référence à One Piece giclée à l’envolée. La première partie de Tobaku Haouden finissait mal, je constate que la deuxième poursuit dans sa lancée vers le ravin. Et cette fois, sans ceinture de sécurité.


Et tout droit sorti du chapeau, voilà que vous provient soudain un enfant prodige. Un autre. Car Shirube ne se suffisait vraisemblablement pas à lui-même, il lui fallait un copie maléfique. Je ne sais trop où allait Fukumoto avec ces histoires qui, en plus s’entremêlent abominablement mal les unes aux autres pour finalement se détourner de la trame principale. Se souvenir que la Zaizen existe à ce stade du récit, c’est déjà avoir une excellente mémoire. Après une escalade justifiée par un poème, il faut bien oublier qu’on se sent loin de tout, à commencer de l’intrigue.


Junko est le seul petit régal dans le gâchis alors que son apport humoristique est franchement le bienvenu. Car au milieu des révélations de dernière minute « Ça y’est, j’ai compris le sens du message» énoncé un bon millier de fois jusqu’à parvenir au terme de cette aventure lancinante, un peu de légèreté – même si ça n’est pas grand-chose – reste toujours bon à prendre. Il faut bien le dire, toute cette affaire n’aura finalement été que le Da Vinci Code du pauvre. Du miséreux, même. Une affaire douteuse qui occupera en plus la majeure partie de l’intrigue, celle qui s’avérera en tout cas la plus décisive. Et avec son lot d’étapes stupides qui vous en dégoûtent d’un bout à l’autre de ce qui se présente comme un jeu de piste adressés à des enfants mentalement carencés. L’indice du point A renvoie à celui du point B qui renvoie à celui du point C… et l’alphabet ne suffit pas pour situer tout le parcours.


Dire qu’un tel manga a détourné l’attention de son auteur de Kaiji. En voilà un autre gâchis qu’on ne pardonne que difficilement. Surtout pour finir sur un Cliffangher des plus hasardeux. Non, vraiment, c’est à regret que j’attribue une pareille note à une œuvre de Nobuyuki Fukumoto. Et je me soupçonne de l’avoir gonflée d’un point, précisément du fait de l’affection que je porte à son auteur. Car, si ce n’est deux épreuves intéressantes de la première partie, le reste peine à convaincre que ça ne se contente pas simplement de décevoir.

Josselin-B
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le 9 févr. 2024

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Josselin Bigaut

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