Gannibal
7.4
Gannibal

Manga de Masaaki Ninomiya (2018)

Dans les armoires de Maïté, il n’y a pas que du velouté

Depuis Fire Punch, je n’avais pas entamé un manga sur une séance d’anthropophagie caractérisée. Cela commençait à me manquer. Car en tant que gourmet, j’aime à savoir que la cuisine du monde qui vient soit valorisée dès aujourd’hui. Ne faites pas vos vierges effarouchées enfin, l’élevage intensif ne peut décemment nourrir une population qui avoisine les huit milliards de spécimens. Aussi, c’est être raisonnable que de faire d’une pierre deux coups en substituant la viande animale par de la viande humaine. N’y voyez aucun prosélytisme malsain de ma part, je ne fais qu’émettre des pistes de réflexion purement écologiques. Parce qu’entre nous soit dit, si nous voulons garantir l’accès à la protéine du plus grand nombre, ce sera ça, ou l’option Bio-Meat. Ne croyez pas que ce soit par stricte psychopathie que j’envisage le cannibalisme systématisé ; j’aime mon prochain moi aussi… mais avec de la mayonnaise.


Sur cette introduction visant à vous mettre en appétit les plus voraces et à faire reculer les estomacs les plus fragiles, Gannibal s’offre à nous. Qu’on ne s’y trompe pas et qu’on s’abstienne de toute désillusion pour préserver sa santé mentale, Gannibal n’est pas le préquel d’Hannibal de Carthage, bien qu’il préfigure néanmoins Hannibal Lecter. Dans un contexte qui se veut autre toutefois.


M’étant quelque peu penché sur les mécanismes de la peur inhérents au genre humain (bon, d’accord, peut-être que j’ai quelques relents de psychopathie logés au fond du crâne), j’observe que la perspective d’être dévoré constitue une crainte majeure supplantant bien d’autres morts éventuelles. La chose, sans doute, tient à un atavisme persistant dans notre cerveau reptilien. Avant que nous ne domptions la faune jusqu’à faire sauter des baleines tueuses dans des cerceaux, nous étions des proies potentielles pour tout un tas de saloperies environnantes. Le risque d’être dévoré était une menace réelle qui, jusqu’à maintenant, se sera peut-être ancrée en nous jusqu’à imprégner nos gènes. Aussi, la possibilité d’être dévoré par ce que la nature tient comme le prédateur ultime, à savoir l’Homme, si on l’envisage, s’avère être une crainte particulièrement horrifique. Le cannibalisme, dans le registre de l’horreur, est une valeur sûre si on sait en faire un usage adéquat.


J’apprenais, à l’aune de la toute première page de Gannibal, que le cannibalisme, de par la loi, n’avait pas été prohibé au Japon avant l’instauration de l’ère Meiji… c’est-à-dire aux alentours de 1868. Il y a de ces incongruités dans les lois de ce monde qu’on ne soupçonnerait même pas.

Gannibal commence comme pourrait le faire tout film d’horreur visant à instaurer une menace planante. Un nouveau policier prend son poste dans un petit village reculé où vit une communauté sympathique et au-delà de tout soupçon qui, comme on s’en doutera, auront des penchants alimentaires que la morale réprouve. Foutue morale qui nous empêche de varier notre régime alimentaire…


Je n’arrivais pas initialement à qualifier les dessins. Il y a comme un blocage, je ne saurais les définir. Ils ont une identité propre avec des traits que je n’ai pas vus ailleurs, ce qu’ils nous font parvenir est à la fois détaillé et expressif… mais je ne saurais décrire exactement ce qui les rend caractéristiques. Ils plairont sans mal, mais sans jamais époustoufler. L’important étant qu’ils s’allient opportunément à la mise en scène pour mieux nourrir l’horreur du récit. Il y a en tout cas de belles planches très travaillées où les mouvements brusques ont une réelle puissance quand on les contemple. Plus le dessin s’affirme, et mieux il me rappelle Shamo.


Le manga, toutefois, souffre d’un problème qui survient dès son intitulé, si ce n’est même dès son titre. L’horreur, pour nous saisir dans ce cadre, doit être croissante, mesurée et insidieuse, pour nous faire douter, que notre imagination, d’elle-même, en vienne à considérer l’éventualité d’une communauté cannibale. Or, cette éventualité n’en est pas une alors que tout, dès la première page, nous amène à devoir considérer que l’hypothèse du cannibalisme est inéluctable. La narration ne nous le cache même pas. Dès lors, la peur perd son emprise sur nous puisque l’on sait à quoi s’en tenir. C’est la variable inconnue, celle qui plane sans qu’on ne sache où elle est, qui joue beaucoup sur la peur. Quand on comprend la situation d’emblée, que l’on a une parfaite connaissance de ce qui se trame… alors on sait à quoi s’en tenir et on s’en inquiète soudain beaucoup moins.


Le menace ne cherche même pas à être subtile. Ceux qui cherchent à dévier la piste de l’enquête vers une autre hypothèse que celle du cannibalisme, de par leur comportement, ne font finalement que la confirmer. Imaginez qu’un chasseur vous braque avec son fusil, vous gueule dessus nerveusement car vous avez fait remarquer qu’il y avait des traces de mâchoire humaine sur un cadavre… ça ne vous mettrait pas la puce à l’oreille ?


Avec en plus une histoire concernant l’ancien policier en poste qui aurait « disparu ». N’importe qui, en ayant tous ces éléments sous le nez, ferait le guet à sa fenêtre toutes les nuits avec un fusil-à-pompe fermement tenu entre ses mains. Et pourtant, Daigo ne s’en formalise pas plus que ça. Il y tient à sa petite vie tranquille à la campagne, cannibales ou pas : il y reste. Du reste, il n’a pas entièrement tort, mieux vaut vivre au milieu d’une communauté anthropophage rurale que dans une grande ville par les temps qui courent.


On retrouve littéralement l’inscription « Fuyez » gravée dans la charpente de l’habitation de Daigo, celle occupée par le policier les ayant précédés lui et sa famille. Et personne n’enquête. On retrouve un cadavre avec des traces de dents humaines dans la peau… et ça ne fera pas une ligne dans le journal local. Si l’intrigue de Gannibal tient debout – en chancelant néanmoins – c’est parce que la narration, par omission, néglige bien des éléments matériels propres à sa trame. Celle-ci perd ainsi en crédibilité et l’horreur qui en émane, en conséquence, s’avérera bien plus fade qu’on aurait dû l’espérer. Et pour cause, il n’y a, en aucune occasion, le moindre effet de surprise. Il eut été beaucoup plus audacieux de conclure Gannibal en nous narrant l’histoire d’un malentendu et d’une série de quiproquos ayant pu amener Daigo à penser que le village ait été peuplé de cannibale ; pour le coup, ç'aurait été surprenant. Mais en ces pages, les personnages se présentent presque comme anthropophages en cachant bien mal leur appétence pour la chair humaine.


La chasse à l’ours, naturellement, finit par muer en chasse-à-l’homme. C’en devient presque surnaturel quand Keisuke abat en oiseau en plein vol en visant sa tête. La crédibilité s’élime de page en page comme on éplucherait un oignon. Non seulement ce qu’on lit ne nous fait pas peur et ne trouve aucun argument pour nous tenir en haleine, mais le rendu en est presque risible malgré lui. On parle quand même d’un manga où Daigo survit à une attaque d’ours. J’invite chacun à bien vouloir lire Golden Kamui pour prendre la mesure du caractère pour le moins incongru de la chose. Et aussi pour se régaler d’un manga exquis au passage.


Et la perte de crédibilité ne s’arrête pas là alors que la folie du clan Gotô sera poussée jusque dans des strates inouïes. Ils vont tout de même s’opposer frontalement à des effectifs de police armés comme cela serait permis en situation de guérilla. En outre, les révélations tardives de Keisuke, visant à relancer la machine, servent qu’à prolonger une intrigue qui, même si elle est bien ficelée, n’a pas de réelle portée. D’autant que l’origine de la malédiction avec le passé de Gin Gotô, bien que tragique, justifie bien mal que le clan ait persisté dans ses œuvres tout ce temps.


Gannibal n’est pas mauvais, mais décevant. Des histoires de villages reculés dans les montagnes avec une communauté aux mœurs suspectes et aux secrets douteux, il y en a des meilleures, je vous prie de le croire et je vous prie de les lire. Car en l’état, Gannibal, malgré son récit plaisant à la lecture et néanmoins dépourvu de toute surprise, m’apparaît comme un Dragon Head qui se serait fourvoyé en chaque occasion pour nous suggérer le moindre sentiment d’horreur. Le dessin est la maîtrise du récit ainsi que les personnages feront qu’on s’y accroche facilement, mais en sachant que les mystères qu’on nous présente n’ont finalement que peu d’enjeux à nous rapporter. C’est remarquablement bien mis en scène, les dessins, indubitablement, pèseront pour beaucoup dans l’affection qu’on portera à l’œuvre, mais le fond, s’il est très bien aménagé, n’est finalement qu’un thriller cherchant à se renouveler en continu dans une escalade de tension qui prend de moins en moins. J’ai le sentiment que l’auteur a manqué une occasion de nous terrifier avec son œuvre, se contentant finalement de nous distraire avec un contenu plaisant, mais qui aurait pu être bien plus que ça au regard de ce que cet homme-là avait dans la plume.


Ces considérations établies, je n'ai pas boudé ma lecture. Ceux qui se laisseront conquérir par le premier volume céderont sans peine aux suivants. Je reste en tout cas en embuscade d’ici à ce que l’auteur ne se commette avec une nouvelle œuvre ; le sens du grandiose, je sens qu’il l’a à portée de main, et je ne compte le louper pour rien au monde. Masaaki Ninomiya est un mangaka qu’il faut avoir à l’œil pour mieux espérer qu’il nous le ravisse à l’avenir.

Josselin-B
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le 19 juil. 2024

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Josselin Bigaut

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