Nous avions les S.A.S tandis qu’ils lisaient Golgo 13. Quand un héros entame son périple en slip et s’en va – sans même qu’une ligne de dialogue ne nous soit parvenue – coller sa paluche dans les bajoues de madame, j’écoute très attentivement ce qui suit. Je le lis en tout cas.
1968, année de la jeunesse ? La jeunesse, mais qu’elle aille se faire foutre ; parce qu’on était encore à l’ère des darons, des vrais. C’étaient les années De Gaulle, celle qu’on ne finira jamais de regretter amèrement. En 1968 paraissait en effet le premier Golgo 13, et déjà, il était marqué par l’époque culturelle. En ces années-là, Melville faisait encore des films. La mention a ça de pertinente que Golgo 13, de par ses tons – sans compter la thématique – paraît répondre en écho au film Le Samouraï paru un an plus tôt. Et puis, allez me dire que l’affiche japonaise du Deuxième Souffle vous rappelle pas le protagoniste de l’œuvre présente. Des héros à l’ancienne, une gueule carrée, des idées qui le sont plus encore et le verbe rare mais percutant ; tout ça, c’était le reflet d’une époque. On avait, en ce temps-là, les modèles qu’on méritait alors. Avant que tout foute le camp et qu'on se laisse aller.
Seulement, Golgo 13, c’est resté. Plus d’un demi-siècle de parution, et toutes les « révolution culturelles » qui se seront enchaînées n’auront pas pu laver cette tache de gras bien tenace sur le liseré de leurs idées propres. Lisez bien et surtout, réalisez ; je chronique ici les péripéties d’un manga – le plus long du monde depuis la mi-2021 – qui, jeté pour la première fois le papier quand De Gaulle était encore aux affaires, persiste à paraître. Un vestige immaculé d’une époque plus idyllique.
Chose inhabituelle, j’en lirai pas tout. Déjà parce que c’est copieux et même trop pour moi qui ai pourtant déjà épuisé Detective Conan, mais aussi parce que tous les chapitres ne se distribuent que bien peu en occident. Je fais avec ce que j’ai.
« Eh bien, avec une pareille introduction, Golgo 13, tu nous en diras que du bien ! »
Pas vraiment.
De même qu’il y a eu une Nouvelle Vague dans le cinéma français à compter de la fin de la décennie 1960 – dont Michel Audiard dira avec justesse que cette épopée fut plus vague qu’elle n’était nouvelle – le milieu du manga a lui aussi opéré une mue à cette même époque. Go Nagai est sorti des fourrés à ce moment-là. Souvent pour le pire, mais aussi pour occasionner quelques révolutions salutaires. Pour le cinéma français – qu’on appelait le cinéma à papa – comme pour le manga de l’époque, il y avait une certaine rigidité dans ce qui composait l’œuvre. Les gueules étaient carrées, mais pas que. Un excès de classicisme étriquait l’atmosphère ambiante. Ça pouvait être bon ; mais jamais dans ces conditions ça n’aurait pu avoir le potentiel pour être exceptionnel. Les œuvres pourraient marcher avec grâce et élégance, mais jamais elles ne pourraient s’envoler. L’envol étant une entreprise remarquablement casse-gueule, il se sera trouvé une très vaste majorité d’œuvres « nouvelles » pour atterrir sur le nez. Mais les strates atteintes par les plus hautes d’entre elles, jamais les œuvres de la période antérieure n’auraient pu seulement y rêver.
L’art se devait d’évoluer, le tout, par la suite, consistait à savoir quoi encenser et quoi conspuer. Mais on aura, indistinctement, applaudi tout ce qu’il y avait de nouveau au prétexte que cela fut nouveau. La suite, on la connaît. Le milieu de l’édition Shônen actuel est, je crois, analogue à l’ensemble de ce à quoi a abouti le cinéma français aujourd’hui. Pour autant, cela ne signifie pas que jamais l’art n’aurait dû évoluer.
Golgo 13 est la variable intemporelle et inébranlable d’une époque. Il en faut, je le crois, mais il n’en faut que très peu, si ce n’est même qu’un seul. L’œuvre n’a pas nécessairement mal vieilli, mais elle n’a jamais été fascinante. Qu’on se le dise, Golgo 13 est une série de romans de gare adapté en manga. Le S.A.S japonais, écrivais-je en introduction.
Le caractère épisodique, j’y suis, je crois, un tantinet allergique. Si l’affaire a pu durer si longtemps, comme pour Kochikame, cela ne tient finalement qu’au fait que le scénario repart de zéro à chaque chapitre qui vient. Or, à moi, il m’en faut des personnages secondaires récurrents et une continuité dans l’intrigue. D’une aventure à l’autre, on ne retrouve ici que des cassures. Les intrigues y sont joliment fournies et établies, un peu comme pouvaient l’être celles de Kamui Den, mais elles sont condensées en un chapitre de temps avant d’être évacuées de la trame d’abord, et de l’esprit du lecteur ensuite.
Je trouve à Golgo 13 les mêmes limites que celles reprochées à un Master Keaton ou autre Rapeman (oui), un caractère oubliable et des personnalités peu marquées si ce n’est absente. Il n’y en a que pour l’histoire du moment et, celle-ci, bien que parfois intéressante, n’en est jamais captivante. Il n’y a que des sprints et aucune course de longue haleine. Aussi tout s’oublie aussitôt qu’on a fini de poser les yeux dessus.
Togo – notre Golgo 13 – a beau être un bonhomme à l’ancienne, qui baise la première rombière venue de par son seul charisme taiseux avant de se vider les douilles dans les cibles qu’on lui désigne, il use son lecteur, et bien vite. On aura beau dire, mais les Gabin, Ventura et autre caïds coutumiers du cinéma français, c’était plus que des airs de gros durs ; ils étaient portés par les dialogues et des personnages attachants. À Golgo 13, rien ne nous attache car tout y est éphémère. Ce sont des intrigues à usage unique qu’on consomme, qu’on mâche, et qu’on recrache avant de s’essayer à la prochaine pour varier le goût. Et encore, de peu.
L’œuvre est adulte, mais elle est adulte comme peut l’être un pédant qui, les jambes croisées sur son fauteuil Chesterfield, écoute une improvisation de jazz en se tenant le menton, son verre de whisky dans l’autre main. Ça manque de vie. C’est intelligent, c’est sophistiqué même si on y regarde bien, mais le moindre mouvement de scénario s’articule au milieu de la rouille et grince. Et puis, il y a le format.
On établit le contexte, puis le topo, Togo fait connaissance avec les principaux concernés pour l’occasion, il baise la nana la mieux foutue du lot – je jure que cet homme a dû attraper la chtouille par cent fois au moins – puis « pan », succède ensuite une conclusion abrupte et un départ en direction du soleil couchant. Aventure suivante je vous prie.
Certes, il n’hésite pas à tuer des femmes, et cela me le rend sympathique par les temps qui courent, mais il en faut plus pour plaire. Sa perfection et son invulnérabilité indisposent en plus à la lecture d’aventure dont on sait qu’il ressortira comme le seul lauréat après avoir fait cracher son engin. Il n’y a même pas le travail de détail sur la manière dont il s’approvisionne en arme – la documentation incombant à ces dernières – ou le réseau et les manœuvres qui lui permettent de rester parfaitement incognito en dépit du fait qu’il ait davantage tué que la malaria.
On dira – par révérence – que le 4/10 qui lui fut attribué tient au fait que le chiffre « quatre », au Japon, peut se lire de même manière que le mot « mort ». De quoi coller comme il se doit à la thématique d’un tueur en série impitoyable. Seulement, tous ceux qui l’auront lu devront se rendre à l’évidence et l’admettre ; il était impossible de lui attribuer une note supérieure tant son potentiel créatif était bridé à compter du premier chapitre.