Sous ses faux-airs de mascotte grognon pour sketchs vaguement burlesques, Gon propose une plongée graphique de haute volée dans une nature édénique, où s'ébat une faune en pleine surpopulation.
Car il n'y a pas la moindre trace d'hominidé dans cet univers primitif, et donc aucune parole, pas même une onomatopée, pas l'ombre d'une lettre. L'anthropomorphisme du point de vue est cependant patent, la plupart des bêtes adoptant volontiers des comportements et des expressions typiquement humains, surtout lorsque Gon déboule dans leur petit monde sensoriel et se met à saccager l'ordre de la chaîne alimentaire.
Improbable dinosaure atrabilaire échappé d'un Crétacé expliqué aux enfants, Gon est surtout une anomalie dans l'ordre naturel qui impose à ses habitants un renversement systématique du rapports de force prévalant entre chasseurs et chassés. À quelques variation près, cet argument restera le moteur des sept tomes qui composent cette série impayable et prodigieusement bien dessinée.
À quoi s'ajoute toujours la même situation de départ: Gon veut manger et/ou Gon veut dormir.
Son existence pourrait se résumer à ses deux activités, auxquelles il faudra vite ajouter la baston.
Pour assouvir ses besoins Gon ne souffre strictement aucune contrariété, et se met vite dans des colères apocalyptiques si le moindre campagnol vient à titiller sa susceptibilité particulièrement chatouilleuse, spécialement concernant la nourriture. Or l'animal est doté d'une force, d'une résistance, et d'un appétit tout-à-fait incommensurables, ce qui constitue la principale mauvaise nouvelle pour toute la biomasse de ce monde ou prévaut la loi du plus fort.
Mais il y a un autre truc qui plonge Gon dans une violence aveugle (et parfois même dans le sadisme): les grosses brutes qui s'en prennent aux juvéniles, celles qui bouffent dans l'assiette des autres, celles qui ont trop la classe et sont trop sûre d'elles-mêmes, celles qui passaient par là... Ces pauvres brutes victimes de leurs instincts de prédateurs, Gon les châties brutalement à la moindre incartade, et les humilies jusqu'à obtenir leur complète soumission.
Les épisodes s'enchaînent ainsi, prétextes à la mise en situation de nouvelles espèces animales et de nouveaux décors naturels modelés dans un graphisme aussi virtuose qu'obsessionnel, avec, pour fond moral, l'idée que les échecs et les souffrances forgent le caractère, et qu'il en faut du caractère pour vivre dans ce monde de chien avec dignité. La vie est un combat, alors pas de quartiers.
Une briquette nécessaire de la bande dessinée, muette ou pas.