Lorsqu'Antoine Galland entreprend la traduction d'une compilation de contes arabes du VIIe siècle, elle-même adaptée d'une source persane perlée d'influences indiennes, il se doutais sûrement de l'effet qu'il produirait sur les lecteurs de son temps, mais certainement pas qu'il allait poser des mots sur l'idée ancienne, tenace et mystérieuse que se fait l'Occident de l'Orient, soit cet océan vague, à la fois barbaresque et raffiné, qui accule l'îlot européen contre l'Atlantique.


Ce que Galland et les nombreux traducteurs qui le suivront fabriquent, c'est l'image dorée d'un Orient fantasmé par les européens depuis les conquêtes d'Alexandre le Grand, que les arabes nommaient Alexandre Bicorne, celui qui règne sur les deux cornes du Levant et du Couchant.
Jusqu'au siècle de Galland, les européens insulaires ont admiré l'Egypte, embrassé la foi d'Israël, perdu Constantinople, spéculé sur le prêtre Jean, écouté les devisements de Marco Polo, jalousé le califat de Cordoue et mené quelques croisades. Depuis longtemps déjà, l'Orient est gravé dans leur patrimoine génétique.
Jusqu'au XIIe siècle, ils dessinent des cartes pointées sur l'est, où se trouve le jardin d'Eden, habitude tardive qui nous lèguera un verbe: s'orienter.
En 1492 les espagnols achèvent leur Reconquista, tandis qu'un navigateur vénitien accostait aux Amériques, croyant trouver une route moins sinueuse vers les Indes, vers l'Orient. L'Eden, ironiquement, opère sa révolution, et se déporte à l'ouest.
Les premiers contes archaïques qui se multiplieraient mille et une fois par la suite durent préférer la bonne vieille route de la soie, plus longue et plus accidentée (quoi que), mais plus fertile, car le lent voyage de ce livre collectif et anonyme lui aura certainement valu l'étonnante variété de ses sujets et de ses façons de conter.


Au corpus qu'il traduit de manière quelque peu partiale, Galland ajoute d'autres contes inspirés de sources orales différentes, qui aboutiront aux histoires de Sinbad le marin, d'Aladin et d'Ali Baba pour les plus éminentes.
Il est piquant de constater l'inaltérable renommée de ces trois-là, inlassablement cités dans la multitude des adaptations plus ou moins bien inspirées des Mille et Une Nuits; il faut dire qu'elles comptent parmi les plus mémorables, et qu'elles teintent l'éprouvante lecture des nuits de Shéhérazade d'une note de cape et d'épée rafraîchissante. Mais c'est une remarque influencée par quelques bons films, et quoi qu'il en soit, en manipulant ses sources Galland ne fait rien moins que recomposer un livre qui n'existait pas, et sauve en passant quelques pépites de l'oubli.


Une lecture éprouvante voir répétitive, ce n'est pas tout à fait exact puisque comme le suggère son titre, elle est infinie.
Il y aura toujours une histoire à raconter après la toute dernière nuit, toujours une seconde après l'éternité. Lire un de ces contes c'est suspendre un moment, qui a la forme d'une nuit et la voix d'une femme, et qui ouvre une porte vers d'autres histoires enchâssées dans le temps. Si on veut bien admettre cela, lire les Mille et Une Nuits dans l'ordre de ses pages n'apparaît pas comme une nécessité mais comme une contrainte. Autant ménager la même attente subjuguée qui étreint le Sultan cocufié, qui le convainc de rompre son serment meurtrier lorsque mille histoires et une auront fini de laver sa virilité humiliée.
Shéhérazade dilate la durée de chaque nuit en subjuguant son auditeur dans les écheveaux de la fiction; et aussi de sa voix, que l'on entend au début de chaque conte et qui ne devait laisser aucune échappatoire au sultan, à la fois statufié par l'érotisme de cette routine et rendu à son enfance.


On ne lira peut être jamais la totalité des Mille et Une Nuits, mais c'est sans importance, l'essentiel est que nous connaissons déjà ce livre artificieux, et qu'il est plaisant de le savoir à portée de main, comme une Iliade ou une Bible sous l'oreiller, comme une Divine Comédie scellée à la table de chevet, ou comme la chanson de l'Ingénieux Idalgo, locataire sans solde des rayonnages de la bibliothèque.
Des livres qui exercent une attraction persistante, et qui apparaissent comme les sommes encyclopédiques et intimidantes de ce que l'humanité a produit de pensées, de paroles et d'actes dans une région du monde où convergent les routes commerciales venues de l'est.


Le livre des Mille et Une Nuits mériterait une édition à la hauteur de son objet: Un unique tome, avec une fine mèche de cheveux noirs pour marque-page, d'un format suffisant pour qu'on ne puisse pas le glisser dans la première poche venue mais pour qu'on puisse y glisser quelques miniatures un peu olé olé, avec de belles grandes pages que l'on tourne d'un geste beaucoup trop sophistiqué.
Las, nous nous contenterons de diverses éditions de poche plus ou moins fragiles, plus ou moins complètes, presque toujours basées sur la première traduction d'Antoine Galland; mais ce n'est pas important.

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le 24 avr. 2014

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