Lâcheté et mensonges
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Finalement, le titre complet de la première BD d’autofiction de Shaghayegh Moazzami, "Journal de bord d’une jeune Iranienne hantée par une vieille folle moralisatrice", dit tout ce qu’il y a à savoir avant de son plonger dans la lecture – assez stupéfiante, il faut l’avouer – de ces carnets d’une obsession. D’un mal-être profond. Et peut-être irréversible.
Shagha est une jeune dessinatrice de presse qui a réussi à s’échapper de la prison qu’est l’Iran des Mollah, et à émigrer au Canada, grâce à un mariage de convenance avec un ami et après 5 ans de péripéties administratives. Mais s’échappe-t-on réellement d’une telle prison, quand on a été, même malgré soi, formattée par les préceptes religieux et sociaux qui la fondent ? Sans même parler de l’enfer quotidien qu’est devenu ce mariage qui devait être une libération… Ni de la difficulté de s’adapter à un nouvel environnement aussi différent, alors que l’on se sent 100% iranienne et qu’on a du mal à couper les liens avec son pays natal. Ni encore de l’angoisse du chômage puisqu’on ne saurait être « libre » sans un minimum de revenus…
Dans la tête de Shagha, tout se bouscule, et alors qu’elle décide de perfectionner sa technique de dessin pour se lancer dans la BD, un drôle de personnage apparaît sous son crayon, puis dans sa vie : une vieille femme voilée, au langage ordurier (ce qui nous vaut de nombreuses scènes hilarantes !), qui la prend violemment à partie à chaque fois que son attitude et son comportement ne répondent pas aux règles de la société iranienne, c’est-à-dire à peu près tout le temps !
Le résultat est, pour le lecteur, un mélange très étonnant de comique – le flux continu d’insultes accompagnant le moindre geste de Shagha est irrésistible – et de douleur, tant est évidente la torture que représente pour Shagha cette incompatibilité permanente entre un mode de vie « libre » et moderne à laquelle elle aspire naturellement, et le poids écrasant de ses origines, de tout ce qui lui a été inculqué de force.
A la fin du livre, que vous devrez découvrir par vous-même, Moazzami en arrive à une conclusion subtile, et probablement très réaliste : sans tomber dans le happy end ridicule, Hantée se referme sur une certaine forme d’espoir. Car la vie continue et une renaissance est toujours possible, même si elle sera forcément progressive et ne passera pas par de grandes révélations spectaculaires.
Avec un graphisme pas toujours attrayant dans sa noirceur – et avec cette couverture peut-être un peu trop brutale pour son bien – "Hantée" risque de ne pas attirer tous les lecteurs qu’il mérite. Ce serait très dommage, car au-delà de cette introspection passionnante de ce qu’est la culpabilité et le travail de libération vis-à-vis de celle-ci, "Hantée" est une œuvre profondément politique, qui pointe clairement les dégâts causés sur la psyché par les régimes autoritaires.
[Critique écrite en 2021]
Créée
le 10 août 2021
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