Esther a 17 ans… Et une question se pose de manière plus aiguë à chaque nouvel album, celle de la pertinence de la démarche de Riad Sattouf : une fois envolées les jolies paroles et les idées touchantes de l’enfance, qui faisait une grande partie du charme des Cahiers d’Esther, que peut bien encore nous dire Esther ? Elle a traversé sans encombre – dans les tomes précédents – une adolescence qui nous a été décrite comme largement dénuée de conflits, en particulier avec des parents qui restent vecteurs et porteurs d’amour.
A l’âge où la plupart des filles ont déjà eu de nombreux « petits amis » et ont connu leurs premiers rapports sexuels, la chaste Esther existe- t-elle vraiment ou n’est-elle qu’un fantasme de parents de gauche, qui croient en l’éducation et élèvent leurs enfants dans les valeurs de la France des années 70 ? Une page, celle intitulée la vérité sur Mitchell, voit Esther avouer une grande histoire d’amour passée (elles sont toutes grandes à cet âge-là) et semble dévoiler le pot aux roses : Esther nous a menti par omission… Ou bien est-ce Sattouf qui a préservé ce jardin secret, peut-être pour respecter un pacte tacite, qui paraît logique, avec sa « partenaire », qui voudrait qu’il ne révèle pas dans ses livres les choses qui pourraient poser un problème à Esther avec « les autorités » (sa famille, ses professeurs) ou avec ses ami(e)s ? Et dans ce jeu complexe qu’est la création de ces « Cahiers », qu’est ce qui nous dit qu’elle nous ne ment pas en ce moment ? Oui, ça serait finalement rassurant, un mensonge de cette nature, non ?
Car ce tome 8 nous semble parfois manquer de consistance, comme si l’on tournait autour du pot et se contentait de parler de choses anodines, en évitant soigneusement de regarder l’éléphant dans la pièce. C’est seulement quand une certaine violence du monde transparaît, comme dans les pages consacrées à l’acquisition du BOFA, puis dans le stage qui s’ensuit, que l’intérêt renaît. Et puis, il y a cette nouvelle douleur du temps qui passe… Nouvelle, oui, pour une jeune fille qui voit que ses parents vieillissent (Vieillir), que son petit frère adoré commence à mal lui parler (le sombre accent). Ce sont là les moments les plus intéressants de ce nouveau tome des Cahiers d’Esther, des moments qui nous font réaliser le potentiel que détient encore le mécanisme de cette narration « à deux bandes » (tu me racontes ta vie en sachant que tout cela pourra être exposé à tous dans un quotidien, puis dans un recueil annuel, je fais passer ce récit à travers le filtre de ma propre sensibilité, de mes propres centres d’intérêt et convictions…)
Pour le dernier tome, celui des 18 ans, après cette légère déception, on attend donc de Sattouf autre chose : soit qu’il ait le courage de la vérité, soit qu’il joue à fond la carte du conceptuel. Certainement pas qu’il reste cantonné dans la chronique prudente, parfois anodine, d’un quotidien qui semble bien trop lénifiant, au point d’être désormais décalé par rapport à la réalité de ce que vivent nos enfants à Paris en 2023.
[Critique écrite en 2023]
https://www.benzinemag.net/2023/06/18/les-cahiers-desther-tome-8-histoires-de-mes-17-ans-secrets-et-mensonges/