Idées noires : Intégrale
8.4
Idées noires : Intégrale

BD franco-belge de André Franquin (2001)

L'oeuvre d'André Franquin, très prolifique, se résume pourtant aux yeux de beaucoup de lecteurs d'aujourd'hui par la géniale série de bande-dessinées Gaston Lagaffe. Une quinzaine d'albums bourrés de gags et de personnages hilarants dans lesquels l'auteur, alors employé chez Dupuis, égratignait avec malice la bureaucratie du monde éditorial. Artiste engagé, dont le regard acerbe épousait remarquablement le trait souvent acéré, Franquin fut aussi dessinateur sur le célèbre journal de Spirou, le collaborateur régulier de Gotlib et Roba, et le père du célèbre Marsupilami. Parmi ses oeuvres les moins connues mais les plus géniales figurent aussi ces Idées Noires. Une collection de planches à l'humour ouvertement noir qui dégommait avec un plaisir évident les travers d'une époque (les années 70) et qui s'adresse tout autant à la notre. L'occasion de rire de tous les abrutis désignés par l'auteur, qu'il s'agisse des politiciens véreux toujours avides de s'en mettre plein les poches, des chefs d'état-major causant l'auto-destruction de l'humanité, des défenseurs corrompus de l'énergie nucléaire, des pollueurs incapables de comprendre l'impact de leur bêtise, et des sadiques de tous poils qui prennent un malin plaisir à enfoncer les autres. Dans ce florilège de bourreaux/victimes, on trouvera aussi des personnages a priori moins "coupables", que Franquin s'amusera pourtant à malmener dans des situations horrifiques étonnantes. Dans une planche muette, le dessinateur met ainsi en scène un promeneur solitaire qui, venant simplement se promener au bord de l'océan pour jeter des miettes de pain aux goélands, se voit finalement attaqué par des nuées de volatiles qui n'en laisseront au vent qu'un squelette picoré.


D'une cruauté terriblement réjouissante, le père du Marsupilami se présente ici volontiers comme anti-humaniste et nous préfère de manière évidente nos cousins animaux qu'il imagine d'ailleurs seuls héritiers légitimes de la Terre. Ainsi se plait-il à esquisser plusieurs visions sordides de l'avenir où la connerie humaine a entrainé l'extinction de l'espèce au profit d'insectes intelligents vivants dans des crânes humains. Ecologiste et défenseur de la cause animale, Franquin reprend d'ailleurs ici quelques idées de Gaston et venge avec joie les animaux pris pour gibiers de chasse. A ses yeux, les chasseurs ne sont que des sadiques qui se plaisent à trouver un hobby dans le plaisir de tuer et la souffrance infligée aux animaux. Dans une de ses vignettes vengeresses, un de ses personnages explique comment il en est arrivé à fabriquer un "appeau à chasseur" censé attirer irrésistiblement sa proie humaine en l'appelant "Ducon ! Hey, ducon !". Une autre montre l'ingénieur sadique d'une chaine d'abattage de poulets devenir la victime de son propre système de mise à mort animalière. Enfin dans une autre histoire, Franquin venge les dizaines de milliers d'animaux victimes des corridas en mettant en scène le massacre d'un toréador par le taureau sous les yeux horrifiés des spectateurs ("Si, si regarde, il lui a coupé les oreilles et la queue").


Ce qui est génial quand on (re)lit cet album c'est de constater qu'il n'a absolument rien perdu de sa pertinence critique et reste plus que jamais d'actualité. Franquin y abordait ici déjà les questions de la pollution irresponsable et des politiciens véreux qui privilégient volontiers les contrats d'armements à plusieurs milliards au détriment du financement plus logique (et humain) des hôpitaux. Dans une planche grinçante, l'auteur met par exemple en scène un ministre cupide qui décide subitement de congédier son chauffeur pour profiter du beau temps et traverser la ville à pied. Il s'émerveille alors des différents avions de chasse qui pourfendent le ciel, monologuant sur les milliards qu'il a négocié avec les constructeurs pour doter le pays de ces différents engins, et tout le fric qu'il s'est goinfré au passage. Le regard toujours levé vers le ciel à admirer ses avions, il manque évidemment d'attention et se fait percuter violemment par un fourgon. L'imbécile trépassera aux urgences sous le regard désolé de médecins qui regrettent de ne pas avoir eu les moyens suffisants pour le sauver. Dans une autre planche, un homme portant un masque chirurgical traverse une ville embrumée où tout le monde semble vivre dans la peur et porter un masque. Le protagoniste monologue et nous explique qu'un virus a décimé une bonne partie de la population, que c'est la merde mais qu'il faut garder espoir car les autorités trouveront bien une solution. Tout ceci alors qu'il croise sans le remarquer un camion remorqueur transportant une dizaine de corbillards. A lire ces deux pages, pourtant imaginées dans les années 70, on a l'impression que Franquin était déjà au fait de ce que serait la crise sanitaire actuelle et des implications irresponsables du système médical et politique.


Tout le recueil se dévore ainsi comme une collection de gags critiques qui séduisent l'oeil tout en appelant le bon sens du lecteur. Sinistres, cruelles mais toujours drôles, ses Idées Noires sont aussi la meilleure occasion de faire connaissance avec la pensée de leur auteur. Franquin portait ici un regard tout aussi acerbe que pessimiste sur l'humanité et sur ses dérives. Pour lui, l'homme est une race aussi féroce qu'imbécile qui tâche littéralement son environnement et ne cesse de préparer sa propre destruction. Le parti-pris graphique de chacune de ces pages, tout en encrage profond et en traits détaillés et acérés, ne fait qu'en relever le propos profondément misanthrope. D'une richesse graphique sidérante, cet album témoigne tout autant de la pensée que du génie artistique d'un auteur qu'on résume hélas encore trop souvent à son célèbre Gaston.

Buddy_Noone
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le 15 janv. 2021

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Buddy_Noone

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