Ne voyez pas dans le présent titre une éloge du funeste Clémenceau – mon Dieu non – mais plutôt un postulat venu, en quelques mots à peine, vous frapper comme une illustration parlante ; criante. Et que nous dit-elle cette illustration ? Que Koukoku no Shugosha, c’est une histoire de guerre et de tigres à dents de sabre. «Quoi d’autre ?» me demanderont les insatiables ; à ceux-là, je ne leur adresserai en guise de réponse qu’un silence auguste quoi qu’un brin gêné. Bon sang... il y a des tigres à dents de sabre dans un contexte de guerre moderne ; que voulez-vous de plus au juste ? Peut-on d’ailleurs raisonnablement envisager une vitrine plus alléchante que celle présentement affichée ? Allons.
Koukoku no Shugosha nous plonge, mais rien qu’en y trempant un orteil, dans un monde fantastique qui ne l’est finalement pas tellement. On a renommé les territoires, remodelé la géographie, mais il n’est finalement question que d’une réinterprétation très libre – assez en tout cas pour y greffer des tigres à dents de sabre – du conflit russo-japonais s’étant occasionné à l’aune du XXe siècle. On aura beau me présenter la Russie comme le Tsarland ; j’ai comme un semblant d’esprit de déduction qui me permet de faire des parallèles. Et puis, j’ai lu l’incontournable Golden Kamuy, les paysages et les uniformes me l’auront rappelé à mes bons – très bons – souvenirs.
En cinq tomes de temps imparti, Koukoku no Shugosha ne lambine pas. Non pas que le manga ait connu une fin prématurée – aucunement – mais celui-ci se sera diligemment chargé d’adapter le roman de Satou Daisuke de par le pinceau de mademoiselle Itô Yuu. Le contexte, inspiré de l’Histoire du Japon, nous est présenté en quelques cases à peine avant que l’invasion ne s’accomplisse. Et il nous est présenté sous des traits sympathiques. Le dessin – et j’écris cela sans reproche aucun – est daté, même pour sa période de publication. Avec des visages géométriques et parfois cartoonesque, un lecteur se jurerait que l’ambiance pourrait être bon enfant. Cela, avant qu’on ne tue des enfants soldats à grand renfort de baïonnette. La rudesse du climat et de la guerre contraste avec ces bouilles d’abord enfantines qui nous sont rapportées en trois coups de crayon. Les graphismes ici n’étaient finalement détaillés que lorsque la scénographie l’exigeait le temps d’un coup d’éclat. Mais tout lecteur de bon goût saura reconnaître ici la beauté contenue dans la simplicité du dessin. J’avais en tout cas le sentiment de lire par moments les esquisses judicieusement inabouties de Taiyô Matsumoto. Les dessins, deux volumes plus tard, se seront particulièrement affinés. C’était à croire que Itou Yuu avait besoin de s’échauffer les crayons d’ici à ce que son style ne se concrétise jusqu’à sa forme ultime, celui-ci étant plus alors mature au point de porter une certaine gravité dans ses traits. Cela, sans jamais renier son style initial.
De la fantasy hors-les-murs, de la stratégie de combat…. des tigres à dents de sabre : cette œuvre a décidément tout pour plaire. Les éléments fantastiques, au milieu des escarmouches tactiques, s’y distillent à petites doses afin d’être suffisamment précieux et exceptionnels pour ne jamais avoir devenir banals ou envahissants. Car outre les tigres domptés, on retrouvera aussi des relais de communication télépathes, des patrouilleurs sur ptérosaures et des dragons sortant des cadres classiques de la littérature fantastique.
Point de militaires au grand cœur en ces pages. Le personnage principal, sans être idéaliste ou machiavélique, ménage la chèvre et le chou quant aux atrocités commises. Nécessité fait loi et, s’il faut occire de braves gens ou se débarrasser de quelques éléments hiérarchiques encombrants, la guerre le vaut. Une guerre savamment menée le temps de cinq tomes d'un densité de contenu inouïe.
Rien n’est laissé de côté pour ce qui tient ici au fait militaire. De la logistique à l’armement en passant par la hiérarchie, la politique et les aléas du commandement, tout y passe et, mieux encore, tout y trouve sa juste place. Rares sont les œuvres aussi complètes lorsqu’elles se penchent sur un sujet donné. Kingdom s’en sera tenu à de la stratégie militaire – parfois fantasque – là où Koukoku no Shugosha n’aura rien laissé au hasard et, malgré ce que le récit comporte de fantaisies, trouve le moyen d’être particulièrement réaliste et adulte dans ses tons. L’adversité y est authentique et la victoire loin d’être assurée. L’héroïsme, ici, n’a décidément aucune emprise sur la trame ou ses personnages. Le sacrifice ne s’envisage alors qu’à l’aune de la menace, de la négociation et du calcul politico-militaire ; d’honneur il n’y a point. Car c’est ça, la guerre, la vraie.
Peut-être pourrait-on reprocher à Koukoku no Shugosha d’être parfois confus dans la manière dont il rapporte ses chroniques de guerre. Le découpage des cases durant l’action y est trop abrupt par instants et le lecteur doit parfois s’y reprendre à deux si ce n’est trois fois pour capter le fond de l’affaire afin de décrypter un seul instant donné. Et parfois sans y parvenir.
D’une case à l’autre, on ne sait parfois pas où l’on se trouve. Ce n’est pas systématique, le plaisir de la lecture n’est que partiellement entamé, mais il l’est tout de même un peu. Un rien, mais un peu tout de même.
Alors que je ne pensais initialement rien en dire en bien ou en mal, les personnages trouvent le moyen de suggérer quelques sentiments à leur endroit. Pour certains, du moins. Outre Shin, ses acolytes sont assez peu développés pour la bonne et simple raison qu’ils ne sont pas suffisamment exposés. Du moins au début, quand on sait que ceux-ci, voués à être des faire-valoir, auront finalement eux aussi droit aux projecteurs. De leur psyché à tous, on en retire quelque chose de rude, d’authentique et, là encore, de particulièrement adulte. Les lecteurs de Desert Punk y retrouveront quelque chose de familier. Ceux de Berserk eux aussi alors que le sieur Kaminsky, à maints égards, nous rappellera un autre blondinet retors.
La guerre, dans ce contexte, ne se matérialise alors que mieux et plus tragiquement encore. Je vous parle d’un sens du tragique qui se dessine sans artifice, d’où l’on a expurgé les violons et les larmes ; rien que la triste fatalité de la guerre, celle qui fait qu’on vous oublie aussitôt après que votre carcasse se retrouve à pourrir en plein air. C’est décidément pas beau la guerre, mais ici, on ne l’enlaidit pas outre mesure pour l’agonir de truisme pleureurs ; la narration rapporte ce qu’il y a à voir sans gémissements indus. Car, aussi horrifique soit le châtiment de Mars, celui-ci est inéluctable. La politique de la terre brûlée et des puits empoisonnés sera de rigueur avec tout ce que cette abomination a de conséquences sur le plan tactique. Réaliste et brillant, voilà une œuvre qui va rapidement monter les échelons d’une certaine liste attribuée aux Mind Games dans les mangas.
Koukoku no Shugosha, c’est principalement l’histoire d’une mission : celle de retarder un contingent ennemi durant dix jours dans un rapport de force parfaitement asymétrique. Un absolu suicide dont le nœud coulant aura néanmoins été joliment dressé pour l’occasion. Et jamais la narration ne vient prêter une main secourable. Car quant ses doigts glissent le long du papier, ce n’est que pour mieux étrangler l’intrigue afin d’y faire jaillir de la difficulté. Tout ici ne se passe pas comme prévu ; la guerre n’est clairement pas une science exacte.
Je n’ai pas lu cinq tomes contant une aventure aussi trépidante depuis Basilisk. Trépidante et immersive alors qu’on croule, nous aussi, sous le poids des responsabilités portées par Shinjo. Sans compter le froid qui nous assaille autant que les personnages, même quand on lit Koukoku no Shugosha par 35°C. Il faut avoir du talent pour savoir transmettre de pareils sentiments à son lecteur, et Itô Yuu en a à foison. Chaque nouvelle page dessinée par ses soins le confirme.
« Mourir pour l’honneur est indigne » est un message qui trouve un écho tout particulier chez le lecteur que je suis. En agissant comme il l’a fait, avec un sens de l’honneur somme toute très relatif, Shinjo a pourtant accompli son devoir mieux que n’aurait pu le faire quiconque. Il y a une leçon à retirer de tout ça. Pas une leçon machiavélienne ; ceux qui liront comprendront. Il faut avoir été le témoin de chaque étape de cette mission suicide pour en tirer les enseignements qui s’imposent. Comme mettre sa main au feu pour comprendre le concept de l’extrême chaleur.
C’est une fin qui n’engage à rien que celle-ci. Elle ne se donne pas des airs : elle conclut là où elle doit s’arrêter. Une conclusion qui trouve le moyen d’être à la fois frustrante et satisfaisante. Et pourtant, on aurait aimé que Koukoku no Shugosa dure encore longtemps. Ce manga, cependant ne nous narrait pas l’histoire d’une guerre, mais d’une bataille et de ses tenants. Le récit, toutefois, avait encore de la place devant lui pour s’éterniser mille ans. Seulement, certains auteurs, scrupuleux ceux-ci, savent s'arrêter à temps lorsqu'ils n'ont plus rien à narrer. C'est le cas du regretté Daisuke Satô à qui Itoh Yu aura sublimement fait honneur de sa plume.