J’ai toujours détesté les super-héros

Nous y revoilà. Même guide, mais différent panorama. Il m’aura fallu trois œuvres de Muneyuki Kaneshiro pour prétendre ma familiariser avec l’auteur ; mais je n’ai jamais retrouvé le même mangaka. L’homme, il faut le dire, se sera commis chaque fois avec un dessinateur différent pour lui prêter sa plume le temps d’élaborer un scénario. De ce changement perpétuel de binôme, il en résulte des œuvres franchement à part s’inscrivant chacune dans un registre plus étranger à la précédente. D’un drame estampillé Seinen au relatif renouveau du Shônen sportif, il y a une galaxie ; Muneshiro arpente alors la vastitude de l’univers artistique qui s’offre à lui pour s’essayer à différents registres au gré d’une idée, ou peut-être d’un caprice.


Quelque part entre le Ciel et l’Enfer, empiétant à la fois sur les plates-bandes du Seinen et du Shônen, il aura proposé Jagaaan. Jagaaan, et non pas Jagaaaaaan. La nuance est de taille car la version américaine lui accole en effet trois « a » supplémentaires au gré de sa traduction. Je reconnais bien là les tristes affres de la démesure Yankee.


Jagaaan s’entame sur un postulat de folie frénétique. Les visages des personnages y sont grimaçants, délibérément antipathiques, avec des gueules de plein de théâtre dans la chair. Plutôt Kabuki le théâtre-ci, avec sont lot d’exagérations horripilantes dans les expressions et les agitations perdues au milieu d’échanges lunaires. Trois œuvres pour se faire une idée du bonhomme, c’est un peu tôt pour prétendre que ce registre est typique de l’auteur, mais il nous avait déjà gratifié de ça le temps de On l’a Fait. C’est agaçant, mais ça a le mérite d’avoir été conçu comme tel.


Les tourments existentiels d’un policier immature nous assaillent à l’aune du premier chapitre avant qu’il ne se mette à pleuvoir des grenouilles. De ce genre de phénomène météorologique – car c’en est un – on ne s’en formalise pas vraiment quand on a pris la peine de lire Stone Ocean. De comparaisons en comparaisons, je n’ai pas non plus eu beaucoup de mal à établir comme une médiation entre la première gueule difforme donnant lieu à un monstre et les créatures de Parasite. Et cette remarque, je la rédigeais avant de constater qu’au chapitre suivant, l’auteur faisait une référence appuyée à l’œuvre. Comparaisons toujours, ce personnage principal minable et veule, soudain amené à se ragaillardir après la survenance de quelques pouvoir inopinés, c’est du Gantz dans le texte. Du Gantz mâtiné de D. Gray Man alors qu’on ne saurait raisonnablement faire l’impasse sur la comparaison entre la main difforme de Shintarô et celle d’Allen Walker.


Le rendu global de l’œuvre est sanglant, mais avec juste ce qu’il faut pour ne pas trop en faire. Le gore y est plaisant. À ses débuts tout du moins. Jagaaan, on le devine dès le premier chapitre, est un Shônen dont la qualité du dessin et l’excès de violence a justifié qu’il ne soit pas catégorisé comme tel.

Car il est qualitatif le dessin, et pas qu’à moitié. Il s’y mêle du fantasque et du réaliste sans jamais que les tons ne jurent. La violence, les corps déformés par les transformations et tout ce qui s’y rapporte y seront rapportés de manière assez crue et détaillée. Les traits des personnages, quant à eux, vont bien au-delà de ce qu’on peut attendre de visages génériques ; ceux-ci crachent alors des expressions à ne plus quoi savoir en faire. Les graphismes sont complets et ce serait une tâche particulièrement laborieuse que de trouver les arguments pour ne pas s’en satisfaire. La composition, quant à elle, est d’autant plus méritoire dans ses attributs que, malgré les proximités avec d’autres œuvres pour ce qui est des idées graphiques ; le dessin a ici une identité propre à même de sécréter un contenu original en continu.


Techniquement – pour ce que ça a de technique – la trame est un Bleach. Et je dis ça en sachant pertinemment que le genre accolé à Bleach préexistait à Bleach. J’entends par là un de ces mangas – un de ces Shônens même – où le personnage principal, suite à un malheureux concours de circonstances, se retrouve amené à chasser des incarnations démoniaques. À rapporter les faits en ces termes, on coche à nouveau toutes les cases de Parasite, Gantz et D. Gray Man dont les intrigues respectives se rapportait précisément au registre susmentionné. Et je ne pense pas me fourvoyer dans les grandes largeurs lorsque je prétends, simplement sur la base de quelques faisceaux d’indices, que Jagaaan aura vraisemblablement servi de matrice informelle à Jujutsu Kaisen et Chainsaw Man. Il y a des proximités dans les tons qu’on ne peut pas faire semblant de ne pas voir ; des résonances qui se répondent en écho d’une œuvre à l’autre. Jagaaan lui-même, cela se sent, a été en partie conçu à partir des débris de Fire Punch.


Les enjeux de Jagaaan sont remarquablement bien établis ; à trop utiliser ses pouvoir, Shintarô peut faire face à quelques conséquences fâcheuses qui ne se lavent pas d’un coup de scénarium. Savoir modérer la puissance de son personnage principal, c’est une des marques qui permettent d’identifier les auteurs de Shônens (j’insiste, mais c’en est un fondamentalement) dignes d’être lus. Du moins le croit-on à ce stade prématuré quand l’intrigue n’est que balbutiante et porteuse de promesses. Un nourrisson, c’est toujours mignon au début ; quelques décennies plus tard, ça a généralement une moins jolie tournure. Et quelques chapitres plus tard, Jagaaan nous sort le remède miracle littéralement dispensé comme un médicament générique pour mettre en l’air son postulat. Rien ne vaut une promesse non tenue si ce n’est une promesse trahie.


À multiplier les comparaisons avec d’autres mangas – ça ne m’a frappé comme une évidence qu’à compter du cinquième chapitre – la référence la plus évidente était finalement Zetman. Le dessin, l’ambiance, les pouvoirs et les transformations en jeu ; c’en est quasiment une version alternative. Une version un poil plus immature pour ce qui est de l’emploi abusif du sexe dans ce qui nous est servi. C’en est à un point où on craint de choper une gonorrhée simplement en parcourant les planches du regard. Mais un regard honnête nous enjoindra à admettre que Zetman, non plus, n’a pas franchement démérité dans ce registre bien particulier.


L’aspect Kabuki du premier chapitre, comme je m’en étais douté, ne s’est pas perpétué. À la place, l’auteur fera défiler une série de personnages pétris d’une bassesse que je n’apprécie que trop. Pas de héros aux joues roses et aux idéaux carrés, simplement la crasse humaine de ce monde étalée sur des chapitres entiers. Malheureusement, comme avec Zetman, même les personnalités les plus abjectes s’aseptisent dans l’édulcorant rose bonbon de l’amour. Les créatures humaines ne peuvent-elles donc pas être simplement immondes sans se risquer malencontreusement à la rédemption ? Les amourettes faciles, Jagaaan en est plein, même qu’il en est fait en partie. Oui, sans l’ombre d’un doute, je peux ainsi asséner sans peine que Zetman recommence. Mais avec toutefois quelques éclats de putasserie qui tombent bien à propos. Les romances de Robahata sont acceptables dirons-nous.


Comme avec Platinum End et, bien avant, Devilman, un Humain Fracturé finit par révéler le pot-aux-roses afin de constituer une force commune ; voilà que se forment les X-Men locaux. L’intrigue met alors un terme à la « chasse aux démons » pour embrayer vers un cadre où les Humains Fracturés seront progressivement amenés à se bouffer entre eux eux. Nous sommes passés des Hollows aux Shinigamis en somme.


Comparaisons encore, comparaisons toujours, le lien avec Inu Yashiki se fait plus probant quand arrivent les nouveaux Humains Fracturés. Notamment dès lors où il est question de l’incursion des pouvoirs de Misogi dans le récit. Le déballage d’une puissance erratique et sanglante, sans être mauvais, lasse et use un lecteur qui ne patauge plus que dans cela à mesure qu’il s’éprouve à l’œuvre. Les personnages, avec des clairs obscurs laissant entrevoir un fond ne sont en réalité que des perspectives dessinées sur du plat. Ils se donnent des airs, mais de ces airs, ils en sont bouffis au point de n’être constitués que de ça.


Si vous vous étouffez facilement avec la fibre des super-héros, vous serez garanti de ne pas ingurgiter grand-chose de ce qui vous sera servi ici. Les symptômes navrants de Platinum End, avec Jagaaan, se font assez évidents et purulents. La Justice, les gentils, les méchants ; ce qui partait comme une œuvre inspirée du Parasite d’Hitoshi Iwaaki aura fini en pet foireux sorti des intestins prolapsés d’un mauvais comics américain. Jagaaan n’apporte rien. À trop piocher – et sans parcimonie – dans de si nombreuses œuvres elles-mêmes inspirées d’un socle commun, il n’est finalement qu’une terne copie de toutes ces œuvres à la fois avec, pour seule valeur ajoutée, un dessin qui finira d’ailleurs par s’édulcorer en partie, usé lui aussi par une intrigue qu’il sert sans doute à contrecœur.


Bell incarne ici une version de Tae-chan – cette abomination signée Gantz – qui ne s’affiche que pour exister par rapport au héros. Elle n’a, à proprement parler, aucune personnalité propre puisque son existence même est déterminée par celle de Shintarô. C’est le Love Interest creux qu’on nous jette à la gueule tout du long de la lecture pour motiver quelques vagues enjeux chez le personnage principal. Et dans cette partition, puisée grassement dans les basses œuvres d’Hiroya Oku, Shiharu joue le rôle d’Izumi ; une figure de rival insipide qui, pour une raison curieusement fondée, consacre son existence à emmerder le personnage principal. Lui aussi, par ailleurs, n’existe que par rapport à Shintarô.


Ce n’est bientôt plus une lecture qui nous concerne, mais le défilement d’agitations de super-héros et de super-villains. On rajoute une pointe de wasabi dessus, et on estampille ça comme de la cuisine nippone. Mais il n’est nul besoin d’avoir un palais exigeant pour ne pas voir en Jagaaan un comics frelaté. Qu’on m’entende – ou qu’on me lise – je ne dis pas que tout ce qu’il y a de comics en ce bas monde est frelaté, ça non, mais Jagaaan n’a justement puisé que dans le pire du genre et n’aura retenu que ce qui méritait d’être oublié.


Il y a bien des rebonds, avec l’usurpation de l’identité d’Airi, ou bien l’histoire de Kemu et Imoto, mais ça ne tient pas longtemps d’ici à ce que la trame ne renoue avec ses mauvais travers pour ensuite ne plus y déroger.


Je n’en reviens pas de me dire qu’il m’aura fallu lire une soixantaine de chapitre avant de voir les parentés évidentes – là encore – avec Tokyo Ghoul. Il faut dire que la chasse aux monstruosités et les dilemmes eu égard à l’allégeance de Shintarô après son incorporation dans le S.K.A.T (le premier qui s’essaye à un jeu de mot a perdu) ont rendu la comparaison plus limpide que jamais. Une œuvre telle que Jagaaan, quelque part pareille à un Stage S mieux réussi dans le principe d’assimilation tous azimut des compositions d’une multiplicité d’autres auteurs, nous fait prendre conscience à quel point tant d’œuvres dans le paysage manga présentent les marques de fabrique d’un même moule. Un moule dont je situerai l’origine à Devilman.


J’aimerais vous dire que la pente suivie par Jagaaan s’amorce comme une descente aux Enfers, mais dans les Enfers, au moins, il y a de l’inattendu ; de l’originalité. Non, ici, ce n’est rien qu’un tourbillon qui nous aspire et nous entraîne vers le fond du fond, là où il y fait froid et où il n’y a rien à voir.


La fin se clôture comme un mauvais film de Spiderman – excusez le pléonasme – il a la fille, il a le pouvoir, et il profite des deux en cheminant vers un avenir supposé aussi radieux que tumultueux. On prend la mesure de la réelle pertinence d’un propos à sa portée ; à sa finalité. Lorsque l’on voit d’où est parti Jagaaan et ce à quoi il a abouti en dernière conséquence, on ne peut alors qu’en déduire qu’il a passé son temps à parler pour ne rien dire. Ce qu’il jactait était d'ailleurs d’autant plus stérile que, la moitié des mots qui lui sortaient de la gueule, étaient en réalité ceux énoncés par d’autres avant lui. Quant à la deuxième moitié de ce qu’il avait à dire, si ce n’est quelques borborygmes bégayés à longueur de chapitres : je n’ai finalement rien entendu.


Josselin-B
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le 14 juil. 2023

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Josselin Bigaut

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