Virtuose
Je n'aurais jamais pensé mettre 45€ dans une BD. Et encore moins pensé que je ne le regretterais pas. Chaque page est une merveille de graphisme et on a du mal à croire que l'auteur a démarré cette...
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le 6 déc. 2010
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Contre toute attente, le livre s'ouvre sur une séquence verticale qui nous oblige d'emblée dans un effort contraint. Reliure en haut, la lecture est d'abord incommode avant de se rétablir par une pirouette silencieuse. Nous sommes entrés.
Auparavant la couverture, conçue comme un "packaging" commercial redondant et suranné, invite à quelques interprétations, puisqu'il n'y a à vrai dire pas de paratexte dans ce livre où tout est textuel, y compris son format investi comme le moindre de ses recoins minutieusement habités par leur auteur.
Des contraintes nécessaires, le lecteur devra en surmonter pléthore et rester attentif aux intentions qu'elles recèlent; car on ne pourra soupçonner Chris Ware de dilettantisme ou d'approximations. Ce n'est pas le genre du bonhomme, pas plus que de son propos, et ce n'est probablement pas ce qu'il attend de son lecteur modèle (1), condamné à ne rien négliger de ce qui lui est montré de la façon la plus nette, pour être rébarbative, de la façon la plus subjective aussi.
Chris Ware fonde tout son récit sur sa forme même en saisissant la moindre opportunité rhétorique offerte par la mécanique de l'art séquentiel. Sous le saint-patronnage de Sir McCay notre maître à tous, et sous la contrainte d'une publication d'abord épisodique avant d'être refondue dans un moule intégral, Ware organise un ensemble de dispositifs narratifs sur une trame fragmentaire à la fois trop grave et trop triviale pour la bande-dessinée - selon les thuriféraires conservateurs du genre ou ses plus abscons matadors, du moins - Le poids de la filiation, la faillite des pères, l'hérédité du malheur compensée, comme l'entend Debord, par les médiocrités ordinaires d'une société aux paysages rabattus.
L'auteur tourne en dérision le malentendu qui persiste à déligitimer son mode d'expression électif, et si tout semble justement naïf et dérisoire dans sa patiente mise en abîme, c'est bien pour désamorcer toute objection: Voilà longtemps que la bande dessinée s'est émancipée de son enfance inconséquente et frivole - Encore que ces banalités mêmes soient éminemment discutables - Elle est une forte branche sur l'arbre de la Littérature, une descendance de l'espèce Logos et de l'espèce Mimèsis, elle est à ce titre pourvoyeuse de rhétoriques singulières capables de restituer toutes les nuances de l'expérience humaine par le filtre d'une pensée consciente de ses moyens.
Voilà du moins ce que nous pouvons attendre de l'auteur idéal que nous scrutons dans chaque oeuvre narrative ou discursive. Voilà quel postulat se propose d'endosser Chris Ware fort de la pleine possession de ces moyens, en racontant l'histoire pathétique du garçon le plus futé sur terre - Le titre fait déjà grincer l'ironie systémique qui prévaudra de la première à la dernière page de garde, la dérision s'immisce dans chacun des cartouches décoratifs qui émaillent les mises en scène, le connoté régente les formes claires et leurs couleurs aplaties, les typographies et les réclames de pacotille disent le jeu de dupe, les conventions, la médiocrité en haute définition.
Piégé sous cette focale infaillible et cruelle, Jimmy Corrigan ne se soustrait jamais totalement aux regards et aux jugements, son écrasant sentiment de culpabilité est étalé sur chaque page, sans point de fuite, son vide affectif décortiqué en diagrammes ou affiché en gros plans mélodramatiques, d'où ressort surtout un pathétique à ce point acharné que de la gêne colore la pitié qu'il nous inspire. Nous ne saurions être dupes de son humanité tant les opportunités d'identification ou de répulsions sont nombreuses, et le méprisons donc aussi en accumulant les exemples de sa médiocrité page après page. Nous serons parfaitement complices lorsque nous auront épuisé la dernière du livre.
Au centre de ce système panoptique Jimmy Corrigan apparaît comme un prototype du héro atavique.
La notion n'a pas encore son théorème et sa définition se déplace d'une discipline à l'autre, sourde à l'exclusivité d'un angle de vue particulier, si ce n'est celui que peut lui imposer un auteur. Mais il semble que ce soit bien l'atavisme qui irrigue les postulats adoptés par Chris Ware, si l'on veut bien s'entendre sur cette formulation:
[L'atavisme] est la réapparition, dans un individu, de caractères positifs ou négatifs que ses parents directs n'avaient pas, mais que possédait un de ses ancêtres plus ou moins éloigné. C'est une force qui, à la manière d'un sénat conservateur, s'oppose au progrès, demande l'inamovibilité, le respect de la tradition, qui s'épouvante du nouveau et s'accroche au passé. (2)
Tel est le fardeau du pauvre Jimmy Corrigan, l'adulte interrompu, suspendu à la fiction d'un père en fugue, contrit par l'égotisme d'une mère invisible mais omniprésente, il est aussi le dernier produit d'une filiation catastrophique où les pères reproduisent leurs propres enfances brisées par l'absence chronique d'amour et de reconnaissance. Trois générations d'abandon accouchent d'un déterminisme généalogique qui ne laisse aucune marge de progrès au protagoniste, trop perclus dans sa terreur des autres, il est perdu à la cause du bonheur et n'en perçoit plus les signes avant-coureurs - Ou les repousse, tétanisé par les perspectives cavalières du changement - Ou simplement convaincu de son impossibilité. Au fond, Jimmy Corrigan ignore tout de la confiance et de l'affection. On ne les lui a pas apprises, personne ne lui en a jamais témoigné, jamais personne ne s'en est montré digne non plus. Son existence incompréhensible est une suite de déceptions, de frustrations, de mépris, d'injustices, de mensonges et de trahisons. Personne ne l'aime, il est absolument seul et ignorant, c'est un monstre de vacuité dans un monde de simulacres, privé d'enfance, castré dans sa maturité, un être avorté, qui ne s'en sortira pas.
Le lecteur modèle auquel s'adresse Chris Ware devra donc assimiler sa position de voyeur pour aborder les dernières pages avec sérénité, car le parcours est éprouvant et impose sa discipline compromettante. Si ce lecteur advient, et il semble plutôt masculin, il sera prié, démonstration à l'appui, d'accorder un peu plus de temps à ses enfants (Plutôt que de lire des bande-dessinées).
(1) À ce sujet: Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs et Apostille au Nom de la Rose, d'Umberto Eco.
(2) c.f. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bmsap_0301-8644_1886_num_9_1_4862 - Extrait: M.Bordier, Géographies Médicales.
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Créée
le 31 mai 2015
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