Si vous appréciez les histoires simples, je vais vous faire gagner du temps : vous pouvez passer votre chemin ! Ce journal est une œuvre exigeante qui atteint un niveau d’introspection rarement vu dans une autobiographie. Fabrice Neaud, à l’époque âgé de 24 ans, y évoque ses débuts artistiques difficiles, au début des années 90, dans sa ville de province (dont il ne citera jamais le nom) : travaux de commande peu gratifiants, engueulades récurrentes avec son associé Alain, galère de thunes… l’auteur y parle aussi d’une vie amoureuse peu satisfaisante, de ses sorties vaines dans le bar homo de la ville, de ses rencontres nocturnes furtives dans le parc voisin, des jeux de drague qui se terminent parfois mal, les « casseurs de pédés » ayant toujours su où aller pour assouvir leur pulsions haineuses et masquer leur frustration sexuelle…
L’ouvrage va très vite se centrer sur sa relation avec Stéphane, un jeune appelé du contingent rencontré dans le parc en question et à qui il demandera de poser dans le cadre de son travail. Stéphane se prêtant gracieusement au jeu, Fabrice va très vite s’enticher de ce garçon dont la flamme ne sera pas vraiment réciproque. Mais Fabrice, malgré sa passion croissante, sait rester lucide et comprend que la rupture est inévitable. Plus il se fait insistant, plus Stéphane s’éloigne, inexorablement. Ses visites s’espacent, toujours à l’improviste. Pour Fabrice, la situation devient insupportable. Dans un acte quasi suicidaire, il commettra l’irréparable en lui adressant lettre sur lettre, laissant exploser le pire de lui-même…
A l’évidence, Fabrice Neaud nous offre ici une autobiographie peu commune, où il se livre à cœur ouvert, sans faux semblants, sans cette pudeur de façade trop souvent pratiquée dans ce type d’ouvrage. Ce n’est pas un journal de poseur, et l’auteur ne s’y montre pas forcément sous son meilleur jour. Il ne se fait pas de cadeaux, pas plus à lui-même qu’aux autres personnages jalonnant le récit. De plus, Neaud parvient à maintenir une tension inattendue dans une histoire dont on devine pourtant l’issue tragique, tension sans doute due à son côté écorché vif et entier, qui l’expose à des revers violents résultant d’actes qui ne le sont pas moins.
Fabrice aime les hommes, les « vrais », les « brutes », et n’est attiré ni par les « folles » ni par les machos-cuir. Il aime les types bien bâtis, virils et éventuellement poilus, au look « hétéro », et ne rentre donc pas dans les cases. D’autant qu’il n’exprime pas une solidarité particulière pour ses semblables, lesquels font parfois preuve d’un sectarisme incluant des codes qui ne sont pas caractérisés par la bienveillance, bien au contraire, ne faisant que reproduire les travers d’une société hétérosexuelle qui ne fait que les tolérer et qu’ils déplorent eux-mêmes.
En outre, Fabrice Neaud dessine le désir homosexuel avec brio, magnifiant les portraits tirés de ses clichés photographiques, saisissant parfaitement les sentiments derrière les regards et les sourires. Son trait noir et blanc, à la base réaliste mais davantage centré sur les personnages que sur les décors, rend les émotions vibrantes en recourant à une technique quasi impressionniste : visage floutés, hachurés, rayés ou littéralement effacés. Son sens accompli du découpage fait le reste, Neaud établissant un dialogue permanent, toujours plein d’a-propos, entre dessin et texte.
Cette œuvre, à mille lieues des stéréotypes sur les gays, a sans conteste permis à l’auteur de toucher un public plus large que la seule frange LGBT, qui n’est pas bêtement glorifiée ici. Les textes, empreint d’une lucidité très aiguisée et forcément peu optimistes, sont excellents, traduisant une réflexion très pointue sur l’état de nos sociétés et plus largement sur la nature humaine.
A l’issue de cette chronique, il me paraît inutile de préciser qu’il serait dommage de passer à côté – en tout cas pour ceux qui comme moi l’auraient manqué lors de sa première sortie – de cette œuvre impressionnante. En revanche, il me semble absolument indispensable d’insister sur la nécessité de la découvrir, voire la redécouvrir ! En conclusion, je ne peux que cautionner les propos de l’éditeur qui présente le livre comme « la plus grande œuvre autobiographique de la bande dessinée française ».