Keiji
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Keiji

Manga de Keiichirô Ryû et Tetsuo Hara (1989)

Si les lecteurs français connaissent surtout Buronson et Tetsuo Hara comme les auteurs de Hokuto no Ken (Ken le Survivant), il ne s'agit pourtant que d'une parenthèse dans leur carrière respective ; surtout pour Buronson, qui en dehors de ce manga à mi-chemin entre Mad Max 2 et La Fureur de Vaincre, s'est surtout fait connaître pour ses histoires de yakuza. Tetsuo Hara, quant à lui, a certes énormément profité de l'engouement autour des aventures de l'héritier du Hokuto Shinken – en continuant d'exploiter son univers – mais il a aussi consacré une grande partie de son travail aux jidai mono, ces récits prenant pour décor le Japon féodal.
Hana no Keiji – tout simplement intitulé Keiji dans sa version française – basé sur les écrits de Keiichirô Ryû, est le seul de ces manga de Tetsuo Hara disponible dans nos contrées. Malheureusement, il n'aura connu qu'un succès d'estime, à défaut d'un succès commercial. Il faut dire qu'il a été publié par Sakka, branche manga de Casterman, longtemps spécialisée dans le manga « d'auteur » – Jirô Taniguchi, c'est eux – et qui n'édite des séries longues et grand public que depuis peu de temps ; ceci associé à un manque cruel de publicité, et vous comprendrez que le nom seul du dessinateur de Hokuto no Ken n'ait pas suffi à attirer le lectorat. Une situation tragique, car Hana no Keiji est probablement une des meilleures séries arrivées sur le marché français ces dernières années.

Il y aurait tellement à dire sur ce manga que je ne sais par où commencer. Après mûre réflexion, j'ai décidé de débuter par le dessin.
Je connaissais évidemment Tetsuo Hara en tant que dessinateur de Hokuto no Ken – nous y revenons toujours – manga dont la publication commença en 1984 ; dans Hana no Keiji, débuté en 1990, son trait montre une évolution notable le faisant ressembler étrangement à celui de Tsukasa Hojo, qui travaille sur son City Hunter à la même période. Son héros Keiji partage d'ailleurs quelques traits de caractères communs avec Ryo Saeba. Néanmoins, Tetsuo Hara montre alors une maturité dans le dessin que son collègue n'atteindra que quelques années plus tard, avec Family Compo. C'est une constatation amusante, sachant que les deux artistes n'ont jamais eu de relations particulières comme celles qui peuvent unir un maître et un élève, et qui expliquent par exemple pourquoi le lecteur avisé pourra trouver des réminiscences du dessin de Tsukasa Hojo dans le manga Slam Dunk de son ancien assistant Takehiko Inoue. Au passage, cela résout un des grands mystères de ces dernières années : je trouvais en effet étrange que Tsukasa Hojo œuvre sur le chara design des films récents de Hokuto no Ken – aux côtés de feu Shingo Araki – mais leur style possède effectivement des similitudes que je n'avais jamais remarqué jusqu'à lors.

Sachant à quel point j'estime le coup de crayon de Tsukasa Hojo, cela en dit long sur l'impact visuel qu'a provoqué chez moi Hana no Keiji. Toutefois, la qualité de son trait ne saurait suffire pour évoquer l'aspect purement graphique de ce manga. Car ici, Tetsuo Hara nous montre qu'il a effectué une véritable recherche pour représenter au mieux à la fois les lieux, les personnages, les vêtements, et même les objets de l'époque. Il réalise un travail de reconstitution historique, qui s'exprime jusque dans les détails.
Un exemple parmi tant d'autres : les armures. A l'époque, les seigneurs de guerre se devaient de posséder des armures atypiques et voyantes ; cela les rendait certes plus reconnaissables pour leurs ennemis, mais cela permettait surtout aux observateurs de savoir quel guerrier accomplissait tel exploit sur un champ de bataille, et c'est ainsi que de véritables légendes pouvaient voir le jour, notamment celle de Maeda Keiji. Ainsi, chaque armure dessinée par Tetsuo Hara ne ressemble à aucune autre, même si elle ne doit apparaître que le temps de deux ou trois cases.
Le niveau de détail est tout simplement bluffant, et je n'ose imaginer le temps nécessaire pour élaborer puis dessiner chaque élément, sans parler du temps passé pour les recherches. Mais le résultat est là : Hana no Keiji n'est pas seulement magnifique ; tout contribue à donner du réalisme à l'ensemble et à nous plonger dans l'histoire.

L'histoire, justement, reste le point fort de ce manga. Ou plutôt les histoires : la petite, celle de Maeda Keiji, et la grande, celle du Japon.
Le récit se déroule principalement à la fin du XVIème Siècle, donc à la fin de l'ère Sengoku, marquée par d'innombrables guerres et une situation instable. Hideyoshi Toyotomi, successeur de Oda Nobunaga, achève sa tentative d'unification du Japon ; le voilà désormais régent, soutenu par un empereur au pouvoir tout symbolique, et confronté aux complots politiques et aux actes de désobéissance de certains daimyos qui souhaiteraient conserver leurs pouvoirs locaux, voyant ainsi d'un très mauvais œil l'idée même d'un état centralisé.
Un peu en marge de ces histoires compliquées se trouve Maeda Keiji. Héritier du clan Maeda mais écarté de la succession, c'est un guerrier puissant ayant participé à de nombreuses batailles. C'est surtout un kabuki-mono, personnage extravagant amateur d'habits voyants, peu intéressé par les convenances et qui chérit sa liberté par dessus tout. Ses liens avec le clan Maeda, et les amitiés qu'il nouera avec différents personnages influents le pousseront malgré tout dans ce monde d'intrigues.

Hana no Keiji est un manga qui se veut fidèle à la réalité historique. Il s'agit d'un point essentiel à préciser car cela donne une portée toute particulière à l'ensemble, et cela apporte un intérêt supplémentaire à l'œuvre puisqu'elle ne se contente pas de divertir grâce aux exploits de Keiji, mais propose aussi un cours d'histoire accéléré autour d'une des périodes les plus troubles du Japon ; l'auteur arrive à replacer les événements et les personnages dans leur contexte, et ces-derniers s'avèrent toujours identifiables malgré leur nombre, au moyen notamment d'un chara design varié.
Toutefois, Tetsuo Hara fait ici un choix destiné à apporter aussi un côté épique à son manga : mélanger les personnages à l'aura de légende qui les entoure. Ainsi, même si la réalité des faits demeure, certains personnages – Keiji au premier plan, cela va sans dire – deviennent capable d'exploits impressionnants ; le célèbre cheval de Keiji, Matsukaze, mesure deux fois la taille d'un cheval normal ; les ninja possèdent des techniques aussi effrayantes que mortelles. Un parti-pris qui permet à l'auteur de donner vie sur le papier à quelques monstres de charisme dont suivre les péripéties devient dès lors palpitant.

C'est finalement en jouant sur plusieurs aspects différents que Hana no Keiji gagne toute sa force.
Tout ce qui concerne la politique et les intrigues de l'époque suffit à provoquer l'intérêt du lecteur. Celui-ci découvre un monde de faux-semblants, où chaque geste, chaque mot, peuvent dissimuler des sens cachés et risquent de provoquer la mort si mal calculés. Il s'agit là d'un monde fascinant à la fois par sa complexité et sa noirceur.
Les batailles, les affrontements, s'avèrent impressionnants et magnifiquement mis en scène. N'oublions par que le mangaka sort alors de Hokuto no Ken – ça se saura ! – et que niveau boucherie il en connait donc un rayon. Mais il ne faudrait pas non plus oublier l'aspect tactique – voire de nouveau politique – primordial dans les grandes guerres de l'époque.
Enfin, il y a Keiji lui-même. Tetsuo Hara a décidé de se lâcher, et de nous offrir un personnage à mi-chemin entre Ryo Saeba et Ken le Survivant. Non seulement c'est un guerrier hors-pair, un amateur d'art avisé et artiste lui-même, un séducteur sans rivaux, un être d'une intelligence remarquable dont le charisme attire vers lui ses anciens ennemis, mais c'est aussi un homme anticonformiste a une époque où une simple erreur dans le protocole pouvait signifier la mort, qui arrive à se sortir des situations les plus folles grâce à ses immenses talents et son sens unique de la répartie. Il ne se passe pas une page sans qu'il se montre impressionnant. A tel point, en réalité, qu'il en devient parfois délicat de dénouer la réalité historique du mythe, voire de quelques passages qui auraient pu être imaginés par le mangaka. Dit autrement : c'est pas toujours hyper-crédible. Bon, ça fait parti du concept même, et certains des actes les plus farfelus du personnage sont pourtant bel et bien réels, mais il reste toujours un doute. Heureusement, ce doute seul n'entache pas le plaisir de lecture.

Alors, Hana no Keiji, manga parfait ? Je n'irai pas jusque-là. Il y a hélas! un passage, sur la fin, se déroulant en dehors du Japon, beaucoup moins épique et intéressant que le reste de l'œuvre, et que je suis bien obligé de mentionner par soucis d'exhaustivité. Sans cela, il aurait effectivement été question d'un manga parfait, quand bien même la perfection ne serait pas de ce monde. Parce que pour le reste, il s'agit vraiment d'un titre génial à plus d'un point : le dessin est fabuleux, les personnages marquants, il y a de l'action au service d'un véritable scénario – mieux qu'un scénario, nous parlons de l'Histoire – et ce choix de mélanger réalité historique à l'aspect légendaire des guerriers les plus fameux de l'époque apporte à ce manga un attrait impressionnant.
Franchement, j'ai pris mon pied, j'y ai trouvé énormément d'éléments que j'adore, et je ne peux que m'attrister quand je vois le manque de reconnaissance dont ce titre souffre en France. Sur ses passages les plus mémorables, il s'agit juste d'un des meilleurs manga que j'ai eu l'occasion de lire, aux côtés de chefs d'œuvres comme Gunnm et Devilman. Là, je lui fais un sacré compliment. Et même s'il ne maintient pas ce niveau d'exigence tout le long, il reste toujours largement au-dessus de la moyenne, passionnant comme tout manga publié dans le Shônen Jump se doit de l'être, mais pourvu d'une réelle profondeur.
Maintenant, je n'espère que deux choses : la sortie d'autres jidai mono de Tetsuo Hara en France, et que cet article aura poussé de nouveaux lecteurs à s'attaquer à Hana no Keiji.
Ninesisters

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