Pour en dire long sur l’époque – et pour ne pas en dire du bien – je me rends compte, mais bien tard, que pour appréhender un Shônen paru ces vingt dernières années, il me faut d’instinct déterminer de quelle branche celui-ci est issu. Tous, dans une moindre mesure, s’inspirent jusqu’à se confondre avec un Shônen ayant eu un certain succès avant eux. Le gros du nekketsu qui se fait depuis un moment, il nous vient en droite lignée de Saint Seiya d’abord, et de One Piece ensuite. On change évidemment la garniture avant d’y jeter quelques éléments ici et là, histoire de laisser entendre que le genre a évolué depuis, mais rien ne change jamais fondamentalement. Peut-être est-ce là un des innombrables problèmes des Shônens qui se font depuis vingt ans : ceux-ci cherchent à germer au bout de branches pré-existantes plutôt qu’à faire souche. Naturellement, en toute entreprise, il y aura toujours plus de suiveurs que de meneurs, mais les meneurs dont je vous parle, ces « branches » aujourd’hui pourries par tous les vilains bourgeons ayant germé dessus, elles gagneraient très franchement à être élaguées.
À défaut de pouvoir seulement escompter du nouveau dans le paysage Shônen ; un contenu qui aurait ne serait-ce qu’un atome de fraîcheur, on pourra espérer se raccrocher aux branches encore solides. Kekkaishi, alors, déroge de peu à ce dont nous gratifie la concurrence en ce sens où il s’inscrivait dans une lignée éditoriale moins orthodoxe qu’à l’accoutumée. Paru dès 2003, il se sera saisi d’œuvres qui lui furent plus ou moins contemporaines en s’inspirant judicieusement de Shaman King, de Bleach et de Naruto. Chose idoine quand on sait qu’en cette même année 2003, ces trois titres n’avaient pas encore périclité et valaient qu’on les lise. Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent littéralement pas connaître.
Bon Dieu, ce que je vieillis.
Les Ayakashi sont des Hollows, les pouvoirs des Kekkaishi oscillent entre le Kidô et le Ninjutsu et la famille Sumimura est basiquement la famille Asakura. En un chapitre de temps, j’ai tracé toutes les pistes pour mieux établir leur provenance. Il va de soi que Yellow Tanabe, notre auteur, n’aura puisé qu’à la surface de ses sources sans jamais se risquer à créer une atmosphère ou bien une identité qui lui soit propre et véritable. Kekkaishi est fait de bric et de broc sans non plus tomber dans les travers ostensibles de ces Shônens-Frankenstein qui ne sont faits que des œuvres des autres. Il y a, dans ce manga, une tentative d’accéder à une identité propre, mais une tentative infructueuses.
Le dessin, néanmoins, a des airs curieux de Masashi Kishimoto précarisé. Il ne vous faudra pas plisser les yeux de beaucoup pour retrouver les dessins de Naruto durant la période précédant l’ellipse (les meilleurs), ceux-ci étant bien sûr largement édulcorés et simplifiés à l’extrême pour mieux s’attribuer à un Shônen. Le style de Masashi Kishimoto ayant été en effet considéré à l’origine par ses éditeurs comme trop proches d’un Seinen… ce qui avait contribué à faire la force de son œuvre. Ne nous attardons cependant pas de trop sur les inspirations au risque de passer à côté de Kekkaishi.
La narration du manga a quelque de sobre et de paisible, on n’y retrouve rien d’excessif ou de grandiloquent. C’est appréciable quand, par les temps qui courent, les Shônens n’ont plus à faire valoir que des artifices bruyants et tapageurs afin de simuler un quelque de vivant. Kekkaishi vit sans éclat sans être non plus terne à l’extrême. Disons que l’œuvre ne s’exprime que timidement pour mieux éviter que ses mots ne dépassent sa pensée. Cela peut être interprété à la fois comme un défaut et une qualité. Une narration timide n’osera jamais trop s’exclamer de peur de se fourvoyer et, le contenu y étant corrélé manquera d’ambition. Toutefois, cette relative pusillanimité dans le discours préviendra les dérives propres à ces innombrables Nekketsus, ceux-là s’étant trop vite perdus dans un hubris scénaristique et scénographique duquel il n’y avait rien à retirer.
On dira de Kekkaishi qu’il manque de splendeur du fait que son auteur sache contenir tous ses excès potentiels. Il en résultera une narration plutôt maîtrisé qui, de par ses attributs, m’aura très rapidement évoqué Full Metal Alchemist. Plus qu’un constat, ce que j’écris alors se veut un compliment. D’ailleurs, la dernière œuvre de Hiromu Arakawa, Yomi no Tsugai, repose elle aussi sur les esprits protecteurs.
La trame, en ce qui la concerne, est néanmoins éculée pour ce qui la compose. Toutes les ficelles scénaristiques employées ici sont usées jusqu’à la dernière fibre alors que tout ce que vous avez lu ici, vous l’avez lu ailleurs. Pour agréable que puisse être sa lecture sur le plan strictement narratif, Kekkaishi n’apporte rien de nouveau et joue plus ou moins habilement avec les codes du Shônen sans trop chercher à en faire quelque d’original. Ces histoires de démons qui contrôlent les humains, c’est rien moins que du Yu Yu Hakushô dans les termes. Il n’y a pas dans ce récit une seule marque scénaristique qui ne vous rappellera pas une œuvre analogue. Le présent Shônen a certes pour mérite d’être narré avec tact et maîtrise, il reste un Shônen contemporain s’inscrivant alors dans l’exacte même veine coagulée que tous les autres.
Les personnages, bien que peu développés, nous sont délivrés sur le papier tout en pudeur. Jamais ils ne nous agacent ou ne nous exaspèrent comme cela est trop souvent le cas ailleurs. Le revers de cette écriture mesurée étant que, si aucun d’entre eux ne nous suggèrent quoi que ce soit en mal… ils ne nous évoquent rien de bon non plus. Sans être fades, les protagonistes nous apparaîtront facilement quelconques. Il est permis de s’y attacher, mais personne ne trouvera sur eux les prises nécessaires pour s’y accrocher.
Ceux qui voudront aborder le fond ne chercheront en réalité qu’à prospecter la déception. Les platitudes propres au Nekketsu de base y sont légions. Le fait qu’elles soient autrement moins criardes qu’ailleurs les rendent plus supportables, mais pas plus acceptables. La mièvreries ici a moins le goût du sucre qu’ailleurs, mais ça n’empêchera pas le diabète de poindre tôt ou tard.
Quant aux combats, ils s’accomplissent sans les flamboyances et autres gesticulations indues auxquelles nous sommes trop habitués, mais sans non plus avoir quoi que ce soit d’intéressant à mettre en avant. Ni les pouvoirs ni la scénographie ne parviennent à convaincre un lecteur qui restera résolument froid devant les usages qui seront ici faits de ces pouvoirs surnaturels bien peu développés.
La notoriété quasi-inexistante de Kekkaishi s’explique par son manque d’ambition. D’abord, du fait qu’il n’ait jamais cherché à créer un contenu original, mais surtout car il n’a pas vraiment d’apparats à présenter. Pour ne pas en faire de trop, l’œuvre n’en fait jamais assez et ne cherche pas à sortir du lot. Il y a trop de retenue dans la plume pour que quoi que ce soit ne nous paraisse sortir de la norme.
Puis, progressivement, insidieusement même, l’auteur se laisse aller tranquillement à la dérive. Un peu avant que l’œuvre n’en soit au tiers de son récit, la mise en scène des pages, l’expression de ses personnages, tout ça paraît plus criard et m’as-tu-vu qu’alors. Je comprenais ainsi que l’œuvre ne faisait pas originellement preuve de réserve dans sa narration, mais qu’elle s’imprégnait de son époque pour ce qui se faisait sur le plan éditorial. Si Kekkaishi paraissait pudique pour ce qui était de sa narration d'alors, ce n’était que parce qu’en ce temps-là, le Shônen moyen n’était pas encore aussi agité et tapageur qu’il le fut quelques années plus tard. Aussi, l’auteur prit le pli bien assez tôt. Ses personnages, réputés pour être plutôt en retrait, paisibles et nuancés dans leur comportement, devenaient autrement plus erratiques, les grimaces se faisaient alors plus fréquentes sur les faciès et les plans plus tape-à-l’œil – sans que le dessin précaire ne leur rende toutefois service – se répandaient de plus en plus abondamment sur les planches.
Quand on prend davantage de recul sur l’œuvre, Kekkaishi est finalement une éponge laissée au milieu de l’huile de vidange. Peut-être était-ce bel et bien un de ces Shônens-Frankenstein que je vomis si allègrement. Mon incapacité à m’en rendre compte tenant alors au fait que ma lecture a vingt ans de retard sur le contexte éditorial d’alors. Contexte dans lequel Kekkaishi marinait apparemment comme un cadavre pour mieux s’en gorger jusqu’à en être bouffi et immonde à souhait.
L’empreinte de Bleach se fait un peu plus évidente quand le scénario de damoiselle en détresse, avec Tokine comme heureuse élue, finit par poindre. Après trois-cents chapitres, Kekkaishi aura maturé et pourri ce qu’il fallait pour là encore s’adapter à son environnement éditorial. Ce Shônen, bien que méconnu dans nos contrées, aura tout de même laissé traîner son indigne existence sur trente-cinq tomes, soit quasiment une décennie. Et pas n’importe quelle décennie. Débuté en 2003 et achevé en 2011, Kekkaishi a connu deux mues alors qu’il s’adaptait aux changements de son époque sur le plan de l’élaboration d’un Shônen. J’admets manquer de nuance lorsque je parle de Shônen-contemporain, reléguant le phénomène à plus ou moins tout ce qui se sera dessiné depuis 2001. L’évolution du Shônen, durant ce laps de temps, se sera cependant conçue en deux étapes distinctes .
La première fut une phase de gestation où l’on conservait la scénographie des Shônens de la fin de la décennie 1990 mais d’où on avait ôté jusqu’au moindre résidu de nouveauté. Les dessins commençaient à se lisser pour être autrement plus rudimentaires et dépourvus de caractère. La décennie 2010 marqua une deuxième étape dans la décomposition du genre alors que tout s’y voulait plus criard, explosif et standardisé. Nous entrions ainsi dans une ère de « blockbuster » Shônen, celle où seuls les effets spéciaux avaient de quoi susciter un attrait… jusqu’à ce qu’on s’en lassa bien assez tôt. Aussi, du fait que Kekkaishi, en bonne éponge, fut à cheval entre ces deux étapes, l’évolution du style de l’époque se répercutait en temps réel sur son contenu.
Le seul mérite de l’œuvre, en définitive, est d’avoir été un buvard pouvant servir de pièce de musée pour évaluer l’époque ; le carbone 14 du Shônen. J'entends par là, une pièce archéologique servant de preuve, s’il en fallait une autre, que le Shônen, depuis vingt ans, aura creusé la pente qu’il descendait pour la rendre plus raide et vertigineuse que jamais. Kekkaishi se serait poursuivi jusqu’à ce jour qu’il aurait grignoté du Jujutsu Kaisen et autre Chainsaw Man. J’avais pris Kekkaishi pour l’ancêtre de Demon Slayer, je remarque qu’il était en réalité que le prototype de Stage S.