Ki & Hi
4.4
Ki & Hi

Manga de Kevin Tran et Fanny Antigny (2016)

C'est un service commandé que j'accomplis devant vos yeux ahuris ; un contrat. Un abonné vient, ses lunettes de soleil sur le nez, le regard méfiant, puis il me donne un nom ; et faut œuvrer. Des scrupules, j'en ai parfois. Pas éthiquement j’entends, toutefois, je m'interroge. C'est aujourd’hui l'équivalent d'un homme mort qu'on m'exhorte à assassiner. Un souffle, il en a peut-être encore un, mais il se confond avec l’ultime flatulence de celui qui expire. Ki&Hi, c'est pas propre de devoir critiquer ça, mais ça l'était encore moins de l'écrire. Certaines créations ne vivent décidément que pour en appeler à leur propre immolation. Ce manga-ci, on l'a écrit et dessiné comme on élève une chèvre en vue de son seul sacrifice. C'est en tout cas la seule explication que j'aie. La seule que j'ose avoir en tout cas. Rangez le silencieux, Ki&Hi, c'est du contrat qui s'exécute au marteau et au burin. Parfois, pour que l'horreur et l'indicible ne se réitère jamais ; il faut savoir faire des exemples parlants.


Critiquer une telle « œuvre » – mes gencives saignent d’associer ce mot à ce que j’ai pu en lire – suppose une approche méthodique. On ne gobe pas Ki & Hi d’une seule bouchée, ça non. Pour savourer comme il se doit, il faut savoir prendre le temps concasser entre ses molaires chacun de ses os. Un à un.

Aussi commençons par le dessin. On remarquera que j’élude souvent ce passage car étant moins légitime à traiter de la forme que du fond. Mes esquisses étant ce qu’elles sont, je me garde la plupart du temps de prendre de haut les dessinateurs…


Je le fais quand même, mais parcimonieusement et à de rares occasions seulement. Et rares sont justement les occasions de se délecter une production de youtubeur. Kevin Tran est youtubeur, en effet. Y’a pas de sot métier ; au moins il est pas chroniqueur chez Mediapart. Je m’étais jadis essayé à certaines de ses vidéos, j’y ai vu un dérivé de Cyprien et ai passé mon chemin en conséquence. Pourquoi, monsieur Tran ? Pourquoi y a-t-il fallu que nos chemins se retrouvent ? Ne pouvions-nous pas nous quitter bons amis après nous être ignorés ? Rien ne vous obligeait à écrire Ki & Hi. À vrai dire, tout vous intimait au contraire ; à commencer par le bon sens.


Les dessins – on va les appeler comme ça – ne sont pas du cru de l’auteur. Excepté quelques pages bonus où il s’en tire relativement bien, il aura abandonné les crayons entre les doigts de Fanny Antigny. Quitte à laisser le dessin à un autre, monsieur Tran, vous auriez pu le confier à quelqu’un qui, par exemple… fut à même de savoir dessiner. Je me doute que Ryoichi Ikegami n’était pas libre pour vous prêter son concours, mais il devait bien y avoir quelqu’un d’autre, non ? Vous avez, je crois, des millions de gens qui s’infligent vos vidéos sur Youtube ; fatalement, dans le tas… il devait bien y en avoir au moins un qui sache quoi faire de ses crayons ?

Du dessin, je n’ose même pas en parler. Je suis gêné de seulement avoir eu à le regarder ; alors en faire la recension, vous pensez bien…


Passons outre les pudeurs de gazelle et disons ce qui est : y’a pas de dessin. Des cercles, des traits, j’en ai vu. Même que parfois ils étaient juxtaposés dans des agencements plus ou moins différents. Pas souvent cela dit, car vous pourrez ici renoncer à toute forme de variété. Même que vous le devrez. Le dessin me rappelle du Zblucop, autre bande-dessinée écrite par un weeb, mais qui avait du contenu ainsi qu’une patte graphique affirmée. C’était objectivement une composition qui méritait qu’on la lise, et je sais que je ne boudais pas mon plaisir à l’époque où je lisais Tchô Magazine.


De ce dessin-ci, je n’en voudrais même pas pour un Omake. Vous savez, ces petits encarts en trois bulles que vous servent certains mangakas à la fin d’un volume relié, avec leurs personnage en version chibi. C’est censé être le genre de petit gag qu’un mangaka vous gribouille en trois minutes à peine, un petit bonus qui ne mange pas de pain. Je vous l’assure… ces omakes sont objectivement mieux inspirés graphiquement que ne le sont les dessins de Fanny Antigny lorsque celle-ci culmine au sommet de son art.

Parlons franchement quitte à se fâcher avec la bienséance : c’est du Rumiko Takahashi dont on aurait gommé 90 % des traits. Quelque chose me dit qu’en lisant cela, votre nez s’est instinctivement renfrogné. C’est une réaction naturelle, vous n’y pouvez rien.


Usons de dame Takahashi pour faire la passerelle entre le dessin et ce qu’il vient couvrir ; ce qu’il vient masquer. Ce que je lis pourrait avoir quarante ans de retard sur ce qui se fait actuellement, à supposer que les « aventures » dont nous somme sanctionnés puissent seulement être comparables avec le paysage manga, qu’il soit nippon ou même francophone. C’est pas une œuvre, ça, monsieur Tran, c’est un goodies. Le genre de gadget que les caravanes du Tour de France balancent aux gueux qui attendent sur les trottoirs ; ces trucs auxquels on prête un regard ou deux avant de les benner dans les ordures les plus proches. J’espère que vous avez anticipé quelle sera la destination ultime de votre composition et, qu’en conséquence, le papier et la reliure seront biodégradables. Que vous ne pensiez pas à vos lecteurs, c’est entendu – c’est même lu – mais épargnez au moins l’environnement.


Je subis dans ces pages les relents gastriques tourmentés d’un éternel abonné du Club Dorothée qui, des décennies durant, sera resté vivant mais comateux, le cerveau atrophié par AB Productions. Ce patchwork abscons venu unir les morceaux de mémoire d’une nostalgie décidément mal placée nous aura alors excrétée dans les yeux et ce, au terme d’une lente et laborieuse digestion d’un paysage manga qui, en France, faisait peine à voir.


Ki & Hi, ça n’est pas un manga, c’est l’idée que nos parents se faisaient des mangas, de ces « japoniaiseries » qu’ils dédaignaient lire mais ne se privaient pourtant jamais d’agonir. De tous les stéréotypes que cette génération a pu en faire, Kevin Tran, en croyant en plus rendre hommage au support, n’a en réalité contribué qu’à condenser la caricature en une œuvre afin d’ainsi mieux justifier l’opprobre que lui vouaient nos aïeux. Merci à lui de s’être fait leur allié objectif et d’avoir su leur fournir ce qu’il leur fallait grain à moudre pour les siècles à venir.


Mais une œuvre telle, on la lit pour son scénario bien léché, riche de son intrigue élaborée et de l’insigne écriture se rapportant à ses personnages. Oh tiens, la belle coïncidence que voilà, le manga raconte l’histoire de deux frères asiatiques. Figurez-vous que, le plus incidemment du monde, son auteur, très proche de son frère de ce que je me suis laissé dire, était lui aussi asiatique. Un manga biographique ? La joie. Kevin Tran, de ce que j’ai pu lire de ses compositions, est un homme intéressant. Un qui mérite que je m’intéresse à sa vie dont on aurait détourné les frasques dans un contexte onirique. Enfin… dans un univers « manga » que même une Intelligence Artificielle aurait eu honte de produire tant la force du poncif y était lourde.

Il y a, peut-être, quelques milliards de personnages illustres à travers l’histoire du monde qui auraient davantage mérité qu’on s’attarda sur leur cas. Mais les aventures fantasmées de Kevin Tran et son frère, je dis « oui ».


C’est une déjection de weeb. C’est l’idée que se fait des mangas quelqu’un qui n’en a pas lu autrement que d’un œil distrait. La source d’inspiration la plus probante n’est pas puisée dans le Weekly Jump, mais dans du Hello Kitty ; dans la pop culture japonaise vendue aux cochons de consommateurs occidentaux qui n’ont qu’une approche superficielle du milieu du manga. On n’a pas de visages sur ces personnages, rien que des émojis. C’était ça, votre projet, monsieur Tran : dessiner un manga racontant l’aventure d’émojis « kikoo jap » ? Je dois admettre que c’est réussi.


Les dialogues sont qui plus est ridicules ; ça a été écrit pour des enfants de quatre ans, qu’on se le dise. Mais pas des enfants qu’on respecte et que l’on cherche à élever par une approche bienveillante en leur apportant une œuvre qui les grandit. Non. Ça a été écrit pour des enfants de quatre ans, par des enfants de quatre ans.


Ils ont même cherché à créer un lore avec le royaume des couleurs et tout ce qui en découle. Il n’ont pas essayé longtemps ni même beaucoup pour aboutir à un rendu approfondi et cohérent. Y’a des îles, puis sur les îles, y’a des trucs aléatoires et vas-y pour la construction de l’univers. Comment peut-on avoir si peu d’imagination lorsque l’on prétend avoir eu l’esprit enivré par les plus spectaculaires Shônens qui furent ? Monsieur Tran et moi avons environ le même âge, avons baigné dans le même bain culturel mais lui… il a bu la tasse. J’espère qu’il a écrit tout ce fatras d’inepties simplement pour le fric en tondant ses couillons d’abonnés ; car si la passion est en cause, alors le pronostique vital est engagé. Vous seriez fier, monsieur Tran, de mettre votre composition sous les yeux des grands mangakas que vous adulez ? Les Japonais ne donnant jamais le fond de leur pensée, ils vous mettraient sans doute une petite tape sur la tête avec un grand sourire, mais sans en penser moins. Imaginez être Akira Toriyama, auteur influent ayant façonné l’imaginaire d’une génération à travers le monde, imaginez lire par inadvertance Ki & Hi et vous dire « J’ai inspiré toute une jeunesse par mes élans créatifs, de quoi créer une génération de mangakas qui, s’étant nourris de mes compositions, devraient pouvoir façonner le paysage manga après mon départ...et c’est à ça que ça aboutit ? »


J’espère sincèrement que ça n’était que pour la zeille que ce genre d’immondice a été commise. Que ses auteurs n’en ont tiré aucun motif de fierté. Oui, je préfère décidément la malice d’un arnaqueur « habile » à la candeur criminelle d’un crétin. Au moins l’arnaqueur ne prétend pas avoir créé quelque chose qui vaille la peine qu’on s’y attarde, le cynisme n’en est alors que plus soutenable.


La maladresse se tolère, l’inexpérience tout autant ; on ne devient pas maître d’un art en s’y essayant en deux coups de crayon. Seulement, monsieur Tran et sa complice ne se sont même pas donné la peine d’essayer. Une œuvre, quand on y croit, on en accouche dans la douleur. Il faut du temps pour la façonner, éprouver mille frustrations, s’abandonner parfois à une colère indicible. Alors lorsque je vois des inconscients aux joues roses m’annoncer qu’ils étaient très content de faire caca sur du papier et nous le mettre sous le nez, j’éprouve comme quelques réserves à me montrer sympathiques à leur endroit.


Tous ces mots, toutes ces lignes, pour finalement dire de ce que j’ai lu que cela était inqualifiable. Et il en a vendu plus d’un million d’exemplaires de ce concentré de cyanure en pages. Merci d’avilir l’imaginaire déjà précaire de la jeunesse avec des gribouillis mal articulés au prétexte qu’on les aura estampillés « Vus sur Youtube ».

Avec le blé amassé monsieur Tran, j’espère que vous vous ferez un jour le mécène d’auteurs qui, eux, ont des choses à écrire et dessiner. Une question de rééquilibrage du karma, comprenez-vous. Car s’il y a un Enfer – et après une pareille lecture, je n’en doute plus – il va falloir se rattraper ici bas pour ne pas avoir à y rôtir trop longtemps.

Josselin-B
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le 17 oct. 2024

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Josselin Bigaut

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