Vous étiez où, vous, en 1976 ? La plupart d’entre vous n’étiez même pas une hypothèse dans une muqueuse utérine que Ryo et sa bande vous coiffaient déjà au poteau.
Bon sang, le manga est si vieux qu’il se permet de faire des blagues sur l’URSS dès les premiers chapitres.
Kochikame, je ne m'en suis pas infligé les 201 volumes, j’admets. Rien que divers chapitres épars répandus sur plusieurs décennies de parution. La tranche de vie y a la part belle, aussi chacune est représentative d'une idée de ce qu'est le manga à une date précise de sa parution. On dira.
Ryo - non, pas celui-ci ni non plus celui-là - est ce sage vénérable au sommet de la montagne qui, quand on le sollicite, vous harangue avec la gouaille d’un pilier de bar, une mousse en bain brandie bien haute avant que l'ânerie ne soit vociférée dans un rire gras.
Flic de profession, il est le prévaricateur ultime, celui qui ne vous éborgne pas quand la couleur de votre gilet ne lui revient pas et s’abstient de vous emmerder avec ses contrôles routiers : celui qu’on aime. Si vous pensiez qu’Onizuka n’était pas un fonctionnaire exemplaire, il s’imposera comme un exemple de vertu comparé à Ryotsu.
Le début du manga, bien que daté, est désopilant ce qu'il faut alors que Ryo cherche à dégommer un chat avec son revolver de service après avoir éconduit un passant qui demandait son chemin. Et on passera le moment où il apprend à son nouveau collègue à écrire des rapports bidons improbables pour s’exonérer d’avoir merdé. Le protagoniste est bien posé. Antipathique, patibulaire et, de par ses outrances, finalement adorable.
Toutes les roublardises de truand qui se succèdent pour ne pas avoir à faire leur travail sont géniales. Mais elles ne marquent que les premiers temps de l’œuvre ; d'ici à que celle-ci pose ses marques et sache vers où elle chemine. L’auteur, alors, ignorait que l’Odyssée était droit devant lui, qu'il mènerait sa barque encore un demi-siècle.
Avant d’être si bon enfant, Kochikame, c’était sauvage et jouissif comme un massacre au cure-dent. User de leur charge pour draguer une fille en menaçant son fiancé de la peine de mort pour avoir attaqué un policier, on jurerait que toute la classe de Shônan a atterri dans la police. C’est Saejima à tous les étages. Nul doute que Tôru Fujisawa s’est abondamment imprégné de Kochikame avant de se lancer dans le manga. Ça me sera en tout cas apparu criant.
Mais le registre guignol avait aussi la part belle depuis le début ; Ryo qui se faisait déjà martyriser par des enfants qui lui piquaient son arme de service. Le guignol, oui, mais à la sauce wasabi.
Ces premiers élans de brutalité rigolardes se tempèrent cependant bien trop vite pour mieux lisser un contenu qu’on espère passe-partout. Alors l’humour bien sanglant cuit à point nous est ôté de la bouche pour nous y substituer du potache sans taches. Kochikame n’est finalement plus qu’un répertoire de gags étalés le temps d’un chapitre durant.
Outre quelques aventures qui se prolongent sur plusieurs chapitres – sans jamais de quoi créer un arc narratif – Kochikame s’accepte dans un format strictement épisodique qui se limite à une aventure sur dix-neuf pages. Elles n’ont généralement pas de liens entre elles et débouchent rarement sur quoi que ce soit ; pas même un rire.
On tient là la matrice d’un Gintama qui se serait bien vite assagi.
Comme Gintama, Kochikame est un rescapé de justesse des classements Jump, mais un intouchable en ce qui le concerne. Une sorte de totem que personne n’osait toucher du fait qu’il ait toujours été là. Toujours abominablement mal classé dans le classement des lecteurs, mais avec de très bonnes ventes en volumes reliés, c’était le Highlander éditorial.
Un Highlander finalement coiffé au poteau par Golgo 13 (commencé en 1969) pour ce qui est de la longévité.
Les risques inhérents à l’âge se rapportent le plus souvent au gâtisme. Kochikame ne se détériore pas, et c’est une gageure quand on sait que l’aventure aura duré près d’un demi-siècle entier. Mais ce gâtisme que j’évoque, c’est celui d’un auteur qui, en tant que parfaite représentation de son époque, sera resté cet éternel boomer au milieu du club de jeunesse. Et le pire, c’est que ce seul fait participe au charme de l’œuvre. En vieillissant mal, Kochikame est finalement devenu un vestige étincelant ; le seul élément invariable quand le monde de l’édition manga n’en finissait pas d’avoir la bougeotte à souvent gesticuler pour rien.
Il est difficile de se montrer prolixe quand il est question de faire la recension d’un manga qui n’a pas changé en cinquante ans et dont l’intrigue est morcelée en plus d’un millier d’histoires courtes. Kochikame, c’est cet invariable ne connaît pas d’aspérité dans son écriture ou son dessin et ce, que ce soit à la hausse ou à la baisse. Une telle rigueur sur un temps aussi long, ça force l’admiration.
Mais finalement, le manga engluait les aficionados de la première heure. Capter Kochikame avec un demi-siècle de retard, c’est embarquer trop tard. On en retirera peu de choses ; un humour daté, des personnages prévisibles et des dessins qu’on ne saurait commenter en bien ou en mal, tout ça fait qu’il est difficile d’adorer ou même seulement aimer une pareille œuvre. Mais il serait encore plus malaisé de ne pas l’apprécier. Kochikame, c’est ce boomer charmant (celui qui n’est pas rentré dans le système après 1968) qui, toujours malgré lui, trouvera le moyen d’être sympathique en déclamant ses conneries. Voudrait-on le détester qu’on ne le pourrait pas. Mais c’est pas non plus avec ce qu’il nous rapportera qu’on en ressortira rassasié sur le plan intellectuel.