Shohei Matanabe avant de nous convier aux aventures de Kujo l’Implacable – ou « Les pêchés capitaux de Kujo » si l’on prend la peine de traduire littéralement le titre original – nous aura régalé le temps de la parution de son manga Ushijima, l’usurier de l’ombre. Peut-être est-il trop tôt, à l’aune d’une œuvre majeure à peine, pour déterminer avec assurance et sans conteste qu’on s’adresse ici à une valeur sûre. Qu’elle soit sûre ou non, il a de la valeur dans la plume cet auteur-ci et ce sera toujours avec une saine curiosité malsaine que je me plairai à découvrir ses compositions nouvelles.


Et à raison, je vous prie de le croire, car l’auteur renoue ici avec ses bons démons. Exit les prêteurs clandestins, laissez plutôt place aux avocats ; des êtres plus répugnants encore. Le modus operandi est le même, le personnage principal n’est pas ici aventurier de ses œuvres, mais une étape incidente sur le parcours d’un nouveau personnage qui nous sera présenté à chaque nouvel arc narratif. De même que monsieur Matanabe s’était documenté sur le milieu des prêts illégaux et la misère sociale des milieux inhérents – sans jamais trop grossir le trait – du bon filon peu ragoutant sur ce qui concerne les avocats et leurs clients, voilà qu’il en ramène plein sa besace.


Tout le côté dégueulasse de la loi, sur laquelle l’auteur s’est manifestement renseigné jusqu’au dernier alinéa du dernier code à sa disposition, sans compter les annexes, nous ressurgira en pleine gueule. Qui n’a pas été dans un tribunal de sa vie ne comprendra jamais à quel point la farce de la Justice est risible. Allez-y y jeter un œil en participant à une audience, l’expérience sera autrement plus distrayante que ce cinéma excrémentiel qui vous ruine pour vous avilir l’esprit. Et en plus, c’est gratuit. Prenez-y garde si vous avez foi en la justice de votre pays, le déniaisage y sera plus douloureux qu’un dépucelage au marteau-pilon. Et je vous parle pas de la 17e chambre correctionnelle de Paris. Ça non, je vous en parle pas.


À la place, je vous parlerai plus volontiers et gaillardement de Kujo l’Implacable. Du point de vue du dessin, ici lourdement assisté par ordinateur, le rendu se dévoile un peu plus lisse et donc moins séduisant que ce dont l’auteur était capable à ses débuts. Quant à la mise en scène, la narration, le paysage criminel urbain et l’agencement scénaristique, on est dans la droite lignée de Ushijima ; on peut quasiment parler d’une suite ; d’une série dérivée : le Better Call Saul nippon.

Les personnages principaux savent s’effacer ce qu’il faut, en exhalant juste assez de leur aura, rien qu’une bribe, pour parvenir à nous plaire sans avoir pour autant à forcer notre sympathie. Comme pour Ushijima, nous trempons ici avec le milieu du crime, fut-il organisé ou morcelé en une série de petits scélérats. Le rendu est très réaliste pour ce que les personnalités ont de crédibles ; comme pour ma lecture d’Ushijima, je n’ose trop me demander comment l’auteur paraît si bien renseigné sur ce milieu dont je le suspecte d’être issu pour si bien nous le relater. Qui aime voir le yakuza et criminels affidés par-delà la fantasmagorie cinématographique retrouvera ici un portrait autrement plus vrai et misérable que ce à quoi il a été habitué. Le crime organisé a évolué sur le plan des méthodes et des mœurs, et c’est presque un traité de sociologie des malfaiteurs de toute engeance auquel on s’échaude en ces pages tant ce qui nous vient sent le vrai et c’est un fumet puant que celui-ci.


Les cas pratiques exposés sont trop travaillés pour ne pas avoir été recherchés avidement dans les archives des tribunaux et même au-delà. Le portrait sociologique fait des consommateurs de différentes drogues est d’une acuité trop spectaculaire pour avoir laissé la trace d’un atome de hasard. Comme du temps de Ushijima, l’écriture de Shôhei Manabe est méticuleuse en diable, presque rédigée en pointillisme pour ne pas dépasser du cadre de la cohérence ici savamment construit. On est en plein dedans, ce marigot de bassesse humaine à portée de voisinage.


Moult réflexions sont dispensées relativement à la morale, la Justice – ce qu’il en reste – de la culpabilité et tout ce qui gravitera autour de ces concepts dont le droit croit pouvoir faire sa prébende. Pas de ces envolées philosophiques d’étudiant, mais diverses approches variant selon la mentalité des personnages s’essayant à les envisager.


Les personnages ne sont pas en restes, on pourrait les croire chevilles ouvrières d’un mécanisme scénaristique froid, mais rien ne tiendrait debout sans la rigidité de leur échine et de leur caractère. Ce sont, partout, des personnages entiers, travaillés, approfondis jusqu’aux ultimes tréfonds de leur psyché et authentiques dans ce qu’ils ont de vil et de beau qui se révèlent à nous ; de vraies personnalités à part entière. Il en ira de même pour le menu contingent de personnages principaux qui, s’ils se tiennent souvent en retrait pour laisser la focale se braquer sur leurs clients et l’aéropage qui les concerne, n’en sont pas moins échafaudés petit à petit.

La formule Ushijima, quoi ; une à laquelle je ne peux être que réceptif en ce sens où rien, jamais, n’est laissé au hasard ou même l’improvisation d’un instant. Il y a, pour tout ce qui s’élabore ici, une série de mesures et contre-mesures envisagées afin d’aboutir à un contenu droit et équilibré au sein duquel s’agite pourtant un chaos social avéré dans tout ce qu’il déballe de vrai.

C’est ça, en définitive, la formule de Shôhei Manabe, une recette qui a pour principal ingrédient le vrai ; un bon morceau de vrai qu’on cuisine implacablement pour être servi froid et sans garniture.


Curieux et entraînant récit celui où le principal antagoniste se trouve être rien moins que le client et allié du protagoniste, celui-là même qui le défend, lui et sa cohorte de fumiers, des désagréments causés pas leurs torts exclusifs. La dynamique, parce qu’elle tient à des relations dépourvues de manichéisme, est savoureuse à déguster chapitre après chapitre, au point parfois de fausser votre perception du bien et du mal ; du beau et du vrai.


« La loi protège les droits humains, mais la protection ne s’étend pas à la vie humaine »


Enfin, un auteur qui ne soit pas une larve consensuelle à genoux, la bouche ouverte devant les « Droits de l’Homme » et autres normes vaporeuses, sachant que l’intégrité de chacun ne se garantit pas sur papier. Pour n’avoir que trop allègrement lu ses œuvres, à cet auteur-ci, où il dispensait un discret message politique drapé dans la philosophie, je le devine assez peu réceptif aux communisteries bêlantes. Il suffit de voir le rôle accordé à l’assistante sociale qui, si elle a ses accès de noblesse sur l’œuvre, incarne bien souvent la petite conne ingénue à qui Kujo vient buriner la réalité de ce monde dans la caboche.


La conception du droit, du rôle d’un avocat, se disperse en une petite foultitude d’approches, ce qui sera exacerbé notamment avec les discussions de Kujô avec son vieux maître, son frère procureur et son ancien employeur, chacun portant un regard différent sur ce qui tient à la loi et la défense des droits. Et le tout, sans caricature ajoutée. Que demande le peuple ?

Le peuple on l’emmerde, si on ne lui donnait que ce qu’il voulait, jamais nous n’aurions pu nous pourlécher d’œuvres de cette trempe.


Au gré des rebonds de chaque affaire, le parcours du récit suivra cependant le fil rouge de la bataille larvée entre Mibu et l’unité de police chargée du crime organisé. Comme pour Ushijima, point de recueils d’histoires courtes n’est à considérer car l’histoire se narre ici sur le temps long.


L’arc de la maison de retraite de Sugawara est terrible. J’imagine qu’il n’y a pas que chez nous que les scandales de la gestion des établissements privés pour personnes âgées ont fait gronder les médias. De quoi, je pense, donner bien du grain à moudre à l’auteur qui nous aura servi une concoction succulente, celle-ci étant imbibée de tous les malheurs et toutes les manigances entourant l’établissement.

Et le plus beau, c’est que même les plus atroces des tortionnaires ont des raisons de l’être. Pas de l’ordre d’un larmoyant « on a été méchant avec moi quand j’étais petit », mais d’un processus plus complexe, véritable et implacable. La pression fiscale des salariés du pays, tenus de soutenir une part de retraités sans cesse plus conséquente, amoindrit leurs ressources et leurs efforts, les poussant arithmétiquement, faute de ressources ou de temps, à placer leurs parents amoindris dans des établissements idoines ; donc à fournir de la viande froide pour les mouroirs. Ce qu’il s’y passe là-bas, au fond, ils s’en foutent, ils ont la tête dans le guidon et aucune alternative à une vie de labeur qui les bouffe à petit feu eux aussi. Ce mal qu’incarne Suguwara, il n’en est pas un germe, mais un symptôme. Ce qui ne rend l’atrocité que plus terrible encore.


Comme l’était Ushijima, Kujô l’implacable, par le regard froid et documenté qu’il porte par-delà sa seule focale, sur le Japon tout entier, en devient une œuvre sociale véritable. Quelque chose de sérieux et travaillé, loin des lieux-communs pour péronnelles qu’ânonnent les marxisants azimutés en se rêvant castristes quand ils ne sont que castrés. En ces pages, ce qu’on y décrit est d’une précision froide et chirurgicale ; implacable.

C’est ça, un auteur politisé. Sans prêt-à-penser à vous dispenser du haut de sa rectitude morale, non, rien qu’un regard porté et une analyse minutieuse confectionnée à partir du constat présenté.


Que d’indicateurs socio-économiques sont dispensés ici. Sur le coût de la vieillesse au Japon et les implications électorales, mais aussi le système de sécurité social ou le gel des salaires en dépit de l’inflation, notamment des loyers, la croissance artificielle soutenue par la dette publique... Bon sang, le portrait qui est fait du pays est si merdique qu’on se croirait chez nous.


La chronologie est étalée sur le temps long sans qu’on ne s’en rende compte. Vingt jours de garde-à-vue par-ci, recouvrer d’une convalescence par là, on devine le temps qui passe à l’énumération d’indices et les mois filent par chapitres entier. J’apprécie tout particulièrement ce parti-pris narratif qui consiste à ne pas nous prendre par la main pour multiplier les repaires chronologiques ; il s’imbrique bien dans ce récit paisible et éthéré au milieu d’une fournaise où on y cuit douloureusement, mais à feu doux. Il y a une telle quiétude dans cet Enfer qui se présente ici à nous.


Les cas pratiques renouent avec ceux de Ushijima, avec les descentes aux enfers par étapes graduelles, de sorte à ce que le parcours de déchéance entrepris soit le plus réaliste possible. Et ça l’est tellement que c’en serait presque perturbant à la lecture ; car il faut presque en avoir été spectateur pour les relater avec une acuité aussi pointilleuse et mesurée. Faut-il être le plus vénérable des sages de ce monde pour si bien connaître la psychologie et la nature humaine pour les poser ainsi sur papier.

Chaque opinion portée sur les affaires, les questions d’éthique, ont l’intelligence de présenter la thèse et l’antithèse sans exactement nous sanctionner d’une synthèse venue trancher le litige. Deux visions se confrontent, celle qui a le dessus n’est pas nécessairement la bonne. L’auteur prend en tout cas un soin particulier à exposer tous les avis sur une thématique donnée pour offrir un regard plus précis sur les événements en cours. Voilà de la rigueur qui fait bien défaut à tous ces distributeurs de prêt-à-penser dont les opinions ont pour point commun d’être particulièrement répulsives.


Un cliché ; une très modeste ombre à mettre au tableau du maître, ce serait le fait que l’inspecteur Arashiyama, trop occupé au travail, en charge de l’unité de lutte contre le crime organisé ait perdu sa fille du fait d’un meurtre crapuleux. Le personnage était bien assez motivé dans sa croisade contre Mibu sans qu’il ne fut besoin d’en rajouter par-dessus. Surtout qu’on file l’archétype du flic inflexible jusqu’au bout, celui-ci allant jusqu’à arrêter celle qui l’a informé de tout relativement à ce qu’il ignorait sur sa fille, pour une histoire de fraude au mariage vieille de dix ans.

Heureusement, en dépit de ce seul menu reproche, cette intrigue secondaire s’inscrit parfaitement dans le cheminement de la trame globale, tournant autour des prudentes manigances de Mibu qui, un mouvement après l’autre, agence l’échiquier pour le faire sien.


Karasuma, en revanche, n’aura pas été assez développé en dix tomes et sa séparation du cabinet Kujô n’est pas un déchirement, même si on se doute qu’il est amené à devenir son adversaire. Cela était presque entendu expressément par la narration.


À ce jour, je n'ai eu accès qu'à six volumes de Kujo l'Implacable ; j'y reviendrai, ça ne fait pas un pli. L'intrigue, précisément car elle se rédige sur le temps long, va encore s'alanguir à dessein d'ici à ce qu'elle nous parvienne. Il ne peut que tarder à chacun d'aller jusqu'au bout d'un récit qui, sans un éclat - pas un seul - réussit à nous éblouir par l'exposition d'un récit glacial de réalisme.

Josselin-B
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le 14 oct. 2024

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Josselin Bigaut

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