Sous ses atours austères et son titre angoissant, Servitude est pourtant une des œuvres de fantasy les plus envoûtantes des dix dernières années. Le troisième tome confirme le talent minutieux d’Éric Bourgier et Fabrice David.
La guerre a éclaté entre les Fils de la Terre – les descendants des Géants disparus. Le perfide Othar de la Province de Vériel n’a pas hésité à louer les services d’une armée de mercenaires venus du Sud. De plus, il semble avoir noué une alliance contre nature avec les redoutés Drekkars, ce peuple aux traditions étranges qui vit retranché sous terre et qui a fait allégeance aux Dragons. Face à eux les provinces d’Anorœr et d’Arkanor restent soudées pour défendre les valeurs du Royaume. Les forces semblent converger vers la cité d’Al Astan où pourrait bien se jouer la domination du monde.
Toute œuvre de fantasy ayant pour cadre un monde imaginaire se doit ainsi d’aligner un imposant glossaire aux sonorités exotiques. La plupart du temps cet attirail n’est là que pour masquer une grande pauvreté d’inspiration, et la plupart des univers se révèlent n’être que des versions abâtardies et ignares du Seigneur des Anneaux de Tolkien. Bien sûr l’ombre du vieux professeur plane aussi sur les pages de Servitude : on y trouve cartes qui enflamment l’imagination, vieux rois fatigués, conseillers pernicieux et la menace de batailles perdues d’avance mais qu’il faut pourtant mener... Mais au stade actuel de son développement, cet univers ne repose pas sur l’affrontement du Bien et du Mal. Si la lecture du premier tome pouvait laisser envisager cette structure, le superbe tome 2 vient bouleverser cette vision en plongeant le lecteur au cœur de la cité ennemie.
un univers longuement mûri
C’est par la traversée de Farkas, la cité souterraine des Drekkars, que le lecteur peut éprouver des sensations parfaitement nouvelles. Comme dans un véritable pays étranger, tout sonne curieux mais vraisemblable. Ainsi ces scènes magnifiques où l’Empereur reçoit ses sujets quasiment nu et sans artifices, comme si ce dépouilllement même était le symbole de sa supériorité sociale, le signe de sa confiance en soi. Tatouages, armures, vocabulaire, rien ne semble avoir échappé à la vigilance des auteurs. Une telle richesse que l’on sent aux marges de l’histoire évoque le travail patient de François Bourgeon. « J’ai rencontré Fabrice [David] il y a une vingtaine d’années, à la fin du lycée, nous raconte Éric Bourgier qui jusqu’à présent n’était crédité que de la partie graphique, nous pratiquions beaucoup les jeux de rôles. J’étais meneur de jeu mais je n’exploitais que des univers de ma création. J’en avais trois. Servitude est le développement de l’un d’eux, mûri et enrichi avec Fabrice depuis des années. Nous avions bouclé le projet de notre histoire, mais nous voulions d’abord nous roder sur un album, pour apprendre les techniques de la bande dessinée. C’est ainsi que nous avons fait le one shot Live War Heroes. Maintenant quand je revois le premier Servitude je me dis que nous aurions dû en faire deux, des albums de rodage ! ».
Bien que techniquement inférieur sur le plan du dessin, le premier tome (2006) impressionnait déjà par la force de ses compositions, la richesse des cadrages et le soin apporté aux détails. Mais ce qui distingue d’emblée Servitude du reste de la production de fantasy, c’est l’utilisation d’un sépia crépusculaire là où nous sommes accoutumés à l’étalage de pourpres et d’ors, d’azurs éclatants et de verts tendres. Éric Bourgier laisse entendre que ce choix pourrait bien avoir une utilité scénaristique, mais qu’avant tout il pensait naïvement que la réduction de sa palette lui faciliterait le travail, or ce dépouillement chromatique lui a rendu la tâche plus compliquée pour différencier les séquences. Pourtant le résultat est là : même sans l’aide des couleurs, le soleil aveuglant du désert se distingue aisément des cieux nuageux qui couvrent le champ de bataille et la pénombre des souterrains est bien différente de l’obscurité de la nuit extérieure. Cette bichromie s’accorde parfaitement avec un univers se mourant.
Crépuscule Fantasy
Le travail graphique d’Éric Bourgier est assez traditionnel et s’appuie sur un encrage solide qui devrait séduire les amateurs de Jean-Claude Gal, même si l’artiste cite plus facilement Michetz comme objet d’admiration. La mise en couleurs se fait à l’ancienne, l’infographie n’étant utilisée que pour nettoyer les planches et pour quelques éclats lumineux. L’auteur qui passe au minimum une semaine sur chaque planche clame pourtant que « ce n’est pas le dessin qui compte, il est au service du récit. Ce qui m’importe avant tout c’est de raconter une histoire. Je compte par la suite écrire d’autres scénarios, c’est pour ça que sur ce troisième album j’ai insisté pour être crédité comme co-scénariste. »
S’il ne semble pas avoir d’affinités avec la fantasy comme genre littéraire, Éric Bourgier réagit au nom de George R. R. Martin : « J’ai découvert tardivement les romans du Trône de fer et je dois dire qu’il a fait un truc très fort avec lequel nous n’avons pas la prétention de rivaliser, mais c’est vrai qu’il y a un esprit commun avec notre univers ». En effet, on trouve dans les deux œuvres le même refus du manichéisme et de la pyrotechnie magique, la même atmosphère âpre d’un monde en guerre miné par la décadence et la nostalgie, où foisonnement les intrigues de cour.
« Le bonheur n’est pas pour nous » susurre avant la bataille une jeune drekkare à son amant. Dans un monde de castes où chacun subit le joug d’un autre et le poids de sa propre hérédité, d’où pourra bien venir l’espoir ? Les mystérieux Iccrins qui arpentent les cieux dans leurs vaisseaux et dont on dit qu’ils sont apparentés aux Anges seront-ils bienveillants ?
Des auteurs qui ne cherchent pas à reproduire un modèle et à qui l’on laisse le temps de mûrir un projet à la construction ambitieuse, le soin infini apporté à sa réalisation, voilà la formule qui ici a produit cette réussite. Lorsque l’on demande à l’érudit blasé combien de séries d’Heroic Fantasy ont marqué le neuvième art, il ne peut en trouver qu’une maigre poignée.
Lorsque Servitude sera arrivée à son terme, au 5e tome, elle sera forcément du nombre.
Vlad Bapoum