Trente-cinq ans après Mœbius réactive Arzak son personnage totem, ce faisant il convertit à la parole un univers célébré pour son mutisme.
1975 : une bombe éclate dans les premiers numéros de Métal Hurlant. Sa détonation imprime une marque profonde sur l’imaginaire des créateurs du monde entier. Muet, en couleurs directes et d’une structure déroutante, Arzach place à jamais Jean Giraud-Mœbius parmi les maîtres de la bande dessinée.
Si l’originalité de ces places peut paraître moins saillante aujourd’hui, c’est précisément parce que d’innombrables bédéastes ont arpenté les sentiers que Mœbius avait alors ouverts. Pélisse sur son lopvent, le Mercenaire de Segrelles, Lanfeust sur le dragon blanc : ce sont tous des fils d’Arzach.
Désormais Jean Giraud, du haut de sa carrière, se repenche sur son œuvre et ranime ses anciennes créatures, réaffirmant au passage sa paternité et sa prééminence. Après le Major Grubert, dont aucun des nombreux retours n’a pu retrouver pleinement la magie du Garage Hermétique, c’est au tour d’Arzach de regagner le devant de la scène. Le guerrier à la curieuse cagoule allongée qui chevauche un volatile préhistorique s’était d’abord annoncé en 2002 par la série animée Arzak Rhapsody : des épisodes très courts, au dessin épuré et aux dénouements abscons.
L’album qui vient de sortir, Arzak l’arpenteur n’est pas vraiment une totale nouveauté car les éditions Mœbius Production en publièrent l’an passé une autre mouture sous le nom d’Arzak destination Tassili : un petit format en noir et blanc dont les pages de gauche présentaient un récit sous forme de texte, illustré par les planches de bédé muettes qui se déroulaient sur les pages de droite. La version que co-édite maintenant Glénat consiste en un réassemblage de ces éléments séparés sur lesquels la couleur a été rétablie, soit une bande classique avec cases et bulles… Oui car désormais Arzak est parlant.
Si l’on enfouit notre naturel d’ayatollah passéiste qui hurle au sacrilège, nous remarquons tout d’abord que cette nouvelle version, avec bulles, récitatifs et couleurs est bien supérieure à son brouillon gris. Si l’on accepte ce passage au « parlant » il faut toutefois noter que précisément le travail d’adaptation et d'insertion du texte a été mal mené. Il eût fallu élaguer certains dialogues au lieu de les rallonger ! Ce bavardage est fort dommageable pour l’œuvre qui se trouve alourdie de bulles obèses, certaines ayant même été gavées de caractères plus petits que leurs voisines…
Arzak n’est plus par ailleurs ce salopard colérique et lubrique que son instinct de survie rendait insensible aux souffrances d’autrui. Il est désormais un chevalier investi d’une mission, presque un jedi ou un marshal fédéral. Une comparaison que jusitifie pleinement l’ambiance western de cette première partie (l’histoire complète se déroulera sur trois albums). Arzak y est tel un lieutenant de cavalerie qui au cours d’une patrouille solitaire dans les canyons découvre un odieux trafic de scalps d’indiens (ici des têtes de « Wergs »). La ville de Redmond est une parfait bourgade de Far West, avec son pouvoir local corrompu.
Il fut un temps où Mœbius était obscur, mais aujourd’hui il déroule un récit plutôt limpide et linéaire qui séduira les amateurs des vieux Star Wars. Il semble avoir produit ces planches avec bonheur : on y retrouve son humour, la fluidité de son dessin, la hardiesse de sa mise en couleurs et ses paysages stupéfiants emplis d’un foisonnement de détails, support idéal au travail de l’imaginaire. Sans avoir la portée de son ancêtre, cet Arzak est un divertissement de qualité et l’occasion de se laisser bercer une fois encore par la voix du plus imaginatif de nos vieux oncles.
Vladimir Lecointre.