"Les rebelles de Kyoto ont assassiné le seigneur Nobunaga !" Cette réplique de la mission d'introduction de la campagne japonaise du jeu vidéo de stratégie Age of Empires II, prononcée dans un délicieux accent pseudo-japonais, a certes marqué mon enfance (assez pour que je m'en souvienne sans avoir joué à AoEII en près de vingt ans !), mais pas suffisamment pour que j'approfondisse mes connaissances de la victime historique en question. Tout juste ai-je appris depuis qu'il était chrétien, grâce à sa brève apparition dans le film Kagemusha, l'Ombre du Guerrier, du grand Akira Kurosawa.
Cependant, c'est bien cette sympathique bouffée de nostalgie qui m'a poussé à m'intéresser à ce seinen intitulé L'Homme qui tua Nobunaga. La lecture des premières pages fut suffisante pour me féliciter de ce choix, car ce n'est pas un manga historique comme les autres : il s'agit ni plus ni moins de l'adaptation d'un livre de contre-enquête, La vérité dévoilée 431 ans après l'incident du Honnôji, par son auteur, Kenzaburo Akechi... qui n'est autre que le descendant direct du meurtrier éponyme, Akechi Mitsuhide !
Imaginez une BD franco-belge écrite par un arrière-petit-enfant du maréchal Bazaine, ou un comic book américain par la descendance de Benedict Arnold ! Mais la valeur de L'Homme qui tua Nobunaga ne se limite pas à cette prémisse pour le moins atypique : il s'agit bel et bien d'un passionnant récit guerrier et politique se déroulant aux heures les plus sombres du Shogunat, "période des guerres civiles... impitoyables années où la vie ne valait rien" comme l'écrit Kenzaburo Akechi lui-même, sur fond de dessins terribles et puissants de son comparse Yutaka Todo.
Les deux personnages titulaires, l'assassin et sa victime, sont au cœur de cette tragique histoire, apparemment fort connue au Japon, car passée au rang de mythe que le scénariste entend bien dépoussiérer : le 2 juin 1582 (ou An 10 de l'ère Tenshô), Oda Kazusanosuke Nobunaga, homme fort de l'archipel nippon à la recherche d'un sauveur providentiel, est lâchement trahi par son vassal Akechi Mitsuhide, qui lui devait pourtant sa fortune. Ainsi se voit souvent résumer le fameux "incident du Honnôji", point de départ du récit. Mais comme souvent avec l'Histoire, rien n'est aussi simple, et c'est ce qu'entendent démontrer les auteurs.
Akechi et Todo dépeignent ainsi un Mitsuhide aux antipodes du jeune daimyo assoiffé de pouvoir que l'historiographie japonaise semble avoir pris pour argent comptant : âgé de 65 ans au moment des faits, c'est un simple soldat du Shogun, humble mais cultivé, père et mari aimant, à la carrière militaire déjà bien remplie lorsque son chemin croise, au hasard des troubles incessants que connaît son pays à cette époque, celui d'un jeune seigneur provincial charismatique, Oda Nobunaga. Le vieux guerrier est séduit par la détermination de celui qu'il compare à un "Kirin", dragon d'origine chinoise, sous les traits duquel le dessinateur Yutaka Todo le dessine initialement. Nobunaga, de son côté, apprécie la franchise et le courage de son aîné. Leur relation n'est point trop familière, la différence de classe faisant le reste, mais il est aisé de voir en quoi l'alliance de leurs aptitudes respectives peut faire la différence dans une période de corruption et de troubles aussi endémiques.
De fait, Kenzaburo Akechi compare l'ascension sociale de son ancêtre à celle, de nos jours, "d'un employé recruté sur le tard, dont la réussite le propulserait au rang de vice-président de sa compagnie". Le scénariste fait d'ailleurs montre, de manière générale, d'un didactisme à tout épreuve : d'abord initialement rugueux pour qui, comme moi, ne connaît que très peu le Japon du Shogunat (beaucoup de toponymes et patronymes compliqués à retenir, à tel point que l'auteur et le traducteur s'emmêlent à l'occasion les pinceaux), L'Homme qui tua Nobunaga demande un temps d'adaptation avant d'agripper l'attention du lecteur et de ne plus la relâcher.
Pour ce faire, Akechi n'hésite pas à insérer ce qu'il appelle les "Rubriques de Kenzaburo Akechi", des encarts recto-verso dans lesquels il revient sur le contexte historique, ses recherches personnelles, etc. De présentation très, euh, "tape-à-l'oeil" ("L'Histoire est un tissu de mensonges ! La vérité est ici !" - sic), ces rubriques n'en sont pas moins très utiles pour mieux appréhender le contexte et la démarche entreprise par Kenzaburo Akechi en vue de réhabiliter son aïeul, même si elles montrent également les limites de sa démarche : l'auteur a beau citer ses sources, il en ressort que sa version des faits n'est pas beaucoup moins romancée que celles qui ont traîné Mitsuhide dans la boue. Mais tel est le prix à payer en adaptant un récit historique sous ce format !
Passionnant en terme de contenu, L'Homme qui tua Nobunaga est tout aussi somptueux du point de vue graphique. Le dessinateur Yutaka Todo excelle à recréer l'ambiance tout à la fois sauvage et feutrée du Japon shogunal, notamment au travers de ses personnages, très vivants et marquants : Mitsuhide avec son regard de loup et ses traits taillés à la serpe, la beauté démoniaque de l'ambitieux Nobunaga, le Shogun Ashikaga Yoshiaki, obèse et grotesque, l'esclave africain Yasuke, observateur lucide et tragique, sans oublier l'inquiétant Hideyoshi, sorte de Falstaff simiesque, au regard halluciné. Ce dernier personnage, en particulier, contribue à donner à l'ensemble des allures fort plaisantes de théâtre Nô. À noter également quatre planches prodigieuses en fin d'album, qui m'ont rappelé le film Ran de par l'effroyable beauté des scènes de mort qu'elles dépeignent.
Tenant en fin de compte davantage du docu-fiction que de la contre-enquête historique en règle, L'Homme qui tua Nobunaga n'en reste pas moins l'une des meilleures lectures que j'ai pu avoir en ce début d'année. Bien écrit, dessiné et mis en forme par l'éditeur français Delcourt, c'est un sombre récit dantesque, qui se lit d'une traite. Pour ma part, je vais m'attaquer sans attendre au tome 2, sorti en même temps... et qui, à n'en pas douter, me donnera tout aussi envie de jouer à nouveau à Age of Empires II, avec cette fois un peu plus d'empathie pour les "rebelles de Kyoto" !