Le premier volet de cette épopée romanesque, qui raconte avec fantaisie la naissance des superhéros, constitue une excellente surprise. « L’Illusion magnifique » nous immerge avec bonheur dans ce New York des années 30 par l’entremise de cette jeune femme venue de sa campagne du Kansas. Celle-ci est bien décidée à réaliser ses rêves d’écrivaines inspirés par les « pulps » de son père qu’elle lisait en cachette. Diana Morgan, qui choisit de se faire appeler Roberta Miller, en référence à l’un de ses écrivains fétiches, va ainsi tenter de faire son trou dans un monde qui lui est totalement étranger et qu’elle avait par trop idéalisé. Quand on n’est rien dans Big Apple, Il faut être prêt à tous les sacrifices pour gagner sa pitance, y compris devenir danseuse dans un cabaret mal famé ! Mais fort heureusement, le hasard des rencontres l’amènera à devenir scénariste de comics, après avoir été bénévole dans une feuille de chou communiste, ce qui lui permettra par ailleurs de s’initier à la politique.
Alessandro Tota, auteur italien déjà remarqué avec sa première bande dessinée, « Terre d’accueil », nous livre ici un scénario très vivant, en entremêlant de façon équilibrée romanesque et contexte politique (celui de la lutte des classes dans les USA des années 30). Dans une mise en abyme réjouissante, cette BD nous met dans la peau d’auteurs en train d’expérimenter la naissance des comics et des superhéros visant à séduire le public ado, tandis que les récits illustrés de détective sont en perte de vitesse. Les personnages sont très bien campés, avec leurs paradoxes et leurs fêlures, et ça, c’est aussi la marque d’une bonne histoire. On apprécie la façon dont évolue Diane Morgan, en pleine construction de son identité. Apparaissant quelque peu nunuche lors de son arrivée à New York, les galères et sa « rencontre » avec le communisme vont la transformer. Devenue plus combative pour réaliser ce qu’elle croit être son destin d’écrivaine et scénariste, elle choisit d’assumer, dans les limites de ce que permettait la société américaine de l’époque, son attirance pour la gent féminine.
Quant au graphisme, il est à l’image du scénario : virevoltant. Avec son côté « artisanal », la ligne claire d’Alessandro Tota vibre d’une fantaisie rafraîchissante, en jouant à plein sur cette extravagance et ce sens du spectacle typiquement américain, avec cette candeur propre aux super héros redresseurs de torts. Grâce à ces demi-dieux d’un nouveau genre, le Nouveau monde s’inventait une moderne mythologie tandis que l’Europe s’apprêtait à sombrer de nouveau dans le chaos et les ténèbres de la guerre. Tout en mixant éléments fictionnels et historiques, l’auteur s’en donne à cœur joie en exposant en pleine page la frénésie new-yorkaise, symbolisée entre autres par les néons tapageurs de Broadway qui tentaient de faire oublier la Grande dépression au rythme du Charleston. Le tout apparaît comme une sorte de collage onirique mêlant glamour, cabaret, violences policières, crimes, bondage et science-fiction, etc. Ça explose dans tous les sens, c’est foisonnant d’imagination, et on ne sait jamais vraiment à quoi s’attendre. Bref, le lecteur est plongé avec délice dans l’effervescence créative de Big Apple, une ambiance joyeuse certes mais lourde de menaces en cette fin des années 30.
Ainsi, le titre de l’ouvrage en résume assez bien la teneur. « L’Illusion magnifique » raconte comment les rêves d’artistes prennent corps et peuvent parfois modeler la réalité, ici en l’occurrence comment les créatures surhumaines sorties de l’imagination de Diana Morgan alias Roberta Miller (Dogman, Infarcta et Ghost Writer) jouent le rôle de moteurs dans l’accomplissement de ses désirs. Cette œuvre personnelle, pas vraiment calibrée comme « tête de gondole », n’est pourtant en rien élitiste et reste fluide et passionnante dans sa narration. Tels ces bonbons qui piquent la langue et explosent en bouche, l’objet plaira à tous les publics, jeunes et moins jeunes, en recherche d’originalité.