Patrick de Saint-Exupéry est un journaliste hanté par ce qu'il vit au Rwanda, et par le déni de la France dans ses responsabilités. Cette bande dessinée est le fruit de sa collaboration avec le dessinateur Hypolite, dont le style expressif rappelle les aquarelles. La bande dessinée intercale parfois quelques photographies de témoins ou de lieux, comme le fait Jean Hatzfeld dans son terrible Dans le nu de la vie. Et les livre sont assez complémentaires.
Celui-ci est extrêmement synthétique. Il joue sur quelques va-et-vients entre ce que vit Saint-Exupéry en 1994 et ce qu'il vit lors d'un voyage en 2013.
On voit sa première incursion, depuis la Tanzanie, lorsqu'il voit des corps charriés par la rivière. Puis son travail de reporter au côté de l'armée française basée à Kibuye, au bord du lac Kivu, en mai-juin 1994. Le point le plus frappant est le fait que les soldats français étaient acclamés sur leur passage par les génocidaires, et ne pouvaient qu'être témoins, sans intervenir. La scène la plus forte est une visite dans un village dont l'instituteur et le responsable interhamwe expliquent froidement en quoi consiste leur travail, qui consiste à tuer des enfants, comme une tâche d'autodéfense.
Peu après le groupe de soldats français tombe, sur les collines de Bisesero, sur un groupe de survivants tutsis qui les supplient de les prendre sous leur protection. Le sous-officier ne peut que faire remonter à l'état-major, qui ne réagit pas.
Il y a aussi beaucoup d'amertume sur l'attitude de la France, et ce n'est pas un hasard si la première page met en scène Mitterrand dans son bureau de l'Elysée. Il y a ce gendarme, présent à Bisesero, qui s'effondre en réalisant qu'il a aidé à former la garde d'élite du président hutu qui mène "le travail". Il y a le temps médiatique, bizarrement muet, qui ne se réveille que lorsque des cas de choléras se déclarent dans les camps où sont arrivés les quelques rescapés au Zaïre, car cela cadre à ce qu'il sait traiter : une crise humanitaire. Il y a la comédie des déclarations de dignitaires français, montrés comme des guignols.
Surtout, il y a ce que Hatzfeld notait également. Un vide, un silence effrayant, une absence. Qui ne disparaît pas avec le temps. Et hante les survivants, derrière la surface d'un pays qui semble trompeusement revenir à la normale. Ce vide, cet innomable, ce danger de l'oubli est matérialisé dans le livre par des passages où les personnages ont l'impression d'être en apesanteur sous l'eau du lac Kivu. Comme si l'oubli, le silence rêvaient de les engloutir.
La fantaisie des dieux ne cherche pas à reconstituer une chronologie complète et exhaustive du génocide des tutsis par les hutus. Il n'insiste pas sur les causes, sur ce qui amène à l'engrenage. A l'image de son auteur, il est resté fixé sur ce qu'il a vu dans le feu de l'action, et sur les conséquences encore présentes vingt ans après. Et il n'accepte pas le silence gêné qui entoure cette tragédie qui, en deux mois, a fait plus d'un million de morts. Cette BD frappe fort là où ça fait mal. Pour lutter contre l'oubli.