Avertissement aux complotistes de tout poil : ceux-ci risquent d’être grandement déçus. Malgré un point de départ historique, cette œuvre est globalement une fiction et ne livre donc aucune révélation explosive. La narration est construite autour de deux personnages fictifs, deux frères que tout oppose, sous le régime fasciste du Duce : d’un côté, Aurélio, encore adolescent, qui veut devenir journaliste par passion de la vérité ; de l’autre, Attilio son aîné, qui s’est engagé dans les Chemises noires pour soutenir la cause mussolinienne. Le fil rouge du récit est le mystère entourant le vaisseau tombé du ciel : celui-ci contiendrait une technologie extra-terrestre très avancée que les fascistes espèrent exploiter afin de conquérir le monde.
Lorenzo Palloni s’est emparé de cet événement, beaucoup moins connu que Roswell, pour en faire une œuvre aussi dense qu’intrigante, dans un registre fantastico-politique qui résonne avec l’Italie actuelle de Georgia Meloni, un choix dont on aura du mal à croire qu’il est totalement guidé par le hasard… Autour de ces deux frères ennemis, gravite une pléthore de personnages, ce qui requerra une certaine concentration chez le lecteur pour ne pas perdre le fil du récit. On y verra les représentants des autorités militaires qui n’hésitent pas à jouer les barbouzes pour imposer le secret autour du crash, notamment vis-à-vis des villageois chamboulés par cette affaire, à commencer par Aurelio qui y laissera quelques plumes, voire des édredons entiers… et aux ordres de Mussolini, l’équipe de scientifiques dirigée par le professeur Marconi, prix Nobel de physique. On croisera également deux extraterrestres habillés en humains et venus quémander du sel chez l’habitant, conférant au récit un côté très lynchien…
Si en résumé « La Forteresse volante » est une œuvre à haute teneur politique, elle met aussi en scène des personnages très bien campés psychologiquement. Dans le contexte pesant de la dictature mussolinienne, les rivalités vont s’exacerber et la résistance à un pouvoir arbitraire va s’organiser. Et la qualité principale du récit, c’est bien la nuance dont faire preuve Palloni, lequel, en faisant de ces deux frangins des rivaux, évite le piège de la binarité, d’un côté les gentils communistes, de l’autre les méchants fascistes. Et même s’il y a bien plus de salauds chez les seconds, le personnage d’Attilia a lui aussi ses états d’âme, très bien soulignés par le dessin de Miguel Vila. Celui-ci possède un trait particulièrement pénétrant pour traduire la psychologie des personnages, assorti à une mise en page émiettée, à la fois déstructurée et très graphique, une approche unique dont il a fait sa marque de fabrique avec ses deux premiers albums, « Padovaland » et « Fleur de lait ». Les tonalités à dominante rose impriment quant à elle une ambiance irréelle à l’histoire, presque claustrophobique.
Si cette bande dessinée est loin d’être anodine, elle a peut-être, comme on dit, les défauts de ses qualités. Le scénario très complexe et subtil, avec sa galerie très fournie de protagonistes, fait que le lecteur risque de s’y perdre parfois, même si l’intrigue très mystérieuse le poussera sans doute à ne pas lâcher le livre. Jusqu’à la fin, qui contribue à semer un peu plus le doute, de façon inquiétante, sur ce « récit d’épouvante à raconter autour d’un feu de camp »… Quant au dessin de Vila, complexe aussi dans son minimalisme et très adapté à ses brillants portraits psycho-sociologiques, l’est-il vraiment à cette fiction historique ? Pas sûr, mais sans remettre en cause les grandes qualités de l’album, le bémol réside bien dans cette narration saccadée. On peut ainsi se demander si les auteurs ont été vraiment à la hauteur de leurs grandes et non moins méritoires ambitions.