La Ligue des gentlemen extraordinaires, tome 1 par Jben
A la toute fin des années 90, lassé de ses collaborations avec les grands éditeurs qui se terminent toujours mal sur le plan des droits d'auteur, Alan Moore fonde America's Best Comics.
La ligue des gentlemen extraordinaires est l'une des premières œuvres, en 12 numéros (ou deux volumes reliés) qu'il publie pour la maison d'édition indépendante nouvellement formée.
Et là, je vous demande d'oublier l'adaptation cinématographique totalement nulle et surtout peu respectueuse de l'œuvre originale avant de lire la suite de cette critique. Car en effet, une fois encore, l'œuvre de Moore a été proprement massacrée et défigurée au cinéma. La BD est en réalité beaucoup plus riche mais aussi largement meilleure. Libéré de toutes les contraintes éditoriales des titres mainstream ou de super-héros, Alan Moore invente là un univers aussi inspiré que riche en références diverses. L'histoire prend place dans une Angleterre victorienne fictive, très steampunk mais pas que. Des légendes du roman d'aventure anglo-saxon et européen s'y côtoient en toute normalité : Sherlock Holmes, Campion Bond (l'ancêtre du célèbre agent secret), Randolph Carter (le héros onirique de Lovecraft), le docteur Moreau. Toutes ces figures gravitent bien évidemment autour des personnages principaux qui forment la fameuse ligue : Le capitaine Némo, le docteur Jekyll, l'homme invisible, Mina Harker et Allan Quattermain. Mais si Alan Moore est respectueux de l'histoire de ces personnages connus de tous, il n'hésite pas à les modifier à son gré. On ne tombe ainsi clairement pas dans le caricature, les personnages n'ont de héros que le nom, et alors qu'ils sont assemblés pour contrer une menace (puis une deuxième, dans l'aventure suivante) qui pèse sur l'Angleterre, ils passent plus de temps à se mettre des bâtons dans les roues qu'à remplir leur devoir. Car comme dans Watchmen, Alan Moore insiste ici sur le caractère imparfait de ces icônes, tantôt drôles et charismatiques, tantôt violentes, névrosées et violentes. Mais le ton reste ici celui de la dérision et du pastiche, comme le confirme la citation (fictive) sur laquelle s'ouvre le récit : "The British Empire has always encountered difficulty in distinguishing between its heroes and its monsters".
Le background est d'une richesse incroyable, au point que les nombreuses références qui parsèment le récit demandent d'être extrêmement calé en culture populaire des deux siècles précédents. La ligue, c'est un peu le défouloir d'Alan Moore, qui s'amuse à placer ses personnages et concepts favoris dans un univers composite qu'il est difficile d'appréhender pour le néophyte.
La lecture est donc totalement passionnante, car les dialogues sont extrêmement bien écrits, le ton et les mœurs de l'époque formidablement restitués dans un récit pourtant largement fantastique, et même l'emballage est celui d'une BD de l'époque (avec des avertissements de l'auteur fictif derrière lequel se cache Alan Moore pour les scènes jugées choquantes, des leçons de morale chrétienne en veux-tu en voilà, et même des avertissements directs adressés aux femmes). Et à la fin de chaque volume, Alan Moore fournit une nouvelle qui étoffe l'univers, écrite là aussi dans le style de l'époque. Cela tranche néanmoins avec un contenu résolument moderne, qu'il aurait été impossible de retrouver dans les librairies de l'époque : sexe et gore sont de la partie.
Le dessin quant à lui, est une réussite esthétique indéniable. Le trait de Kevin O'Neil illustre tout simplement avec grand talent l'univers qui croise ère victorienne et steampunk, tout en sobriété dans le découpage. Le manque de dynamisme des planches ne dérange pas dans la mesure où les scènes d'action sont rares. Les personnages ont par contre bénéficié d'un soin tout particulier.
La ligue des gentlemen extraordinaires, c'est donc une BD très riche et inventive, mais pas forcément très accessible. Les fans de littérature populaire seront comblés et à la fois surpris par l'utilisation qu'Alan Moore fait de toutes ces icônes, les autres devront peut-être acquérir quelques connaissances en la matière avant (ou pendant) la lecture. On ne peut en tout cas nier le talent dans l'écriture et l'imagination encore une fois déployé par l'auteur.