Est-on un vrai fan de Tezuka quand on cite en priorité La Vie de Bouddha ?

J'ai d'énormes doutes. Pour moi, il est clair qu'il y a plein de mangas de Tezuka qui sont meilleurs que La Vie de Bouddha. Pour s'en tenir aux tomes déjà parus dans l'édition Prestige chez Delcourt-Tonkham, on peut citer Ayako, MW, Kirihito, Barbara et L'Histoire des trois Adolf. On est face à un grand public qui va dévaloriser un manga tel que Barbara et on est face aussi à un grand public qui a des réflexes de recherche de confort. Un manga sur la vie de Bouddha, cela leur paraît un sujet important dans un récit distrayant. Les gens vont être reconnaissants de de fait-là et, en même temps, ils confondent l'intérêt en soi du manga avec le biais de découverte culturel qu'est le sujet pris comme support par ce manga. Le manga finit par moins valoir en tant qu'œuvre de Tezuka que comme découverte facilitée de l'histoire légendaire du créateur du bouddhisme. Là, je suis en pleine relecture attentive du manga de Tezuka, j'ai bientôt fini le premier tome, et il y a une autre idée qui permet de considérer pourquoi ce manga est plébiscité au détriment d'oeuvres plus personnelles. En fait, le style caricatural du dessin ressort nettement dans les chefs-d'oeuvre absolus que sont Barbara, MW et Ayako. Or, quand on lit La Vie de Bouddha, même si le style est proche, on a des personnages qui esthétiquement renvoient à une autre ère de l'humanité et on a pas mal d'esthétisme avec l'architecture indienne, que ce soit l'intérieur ou l'extérieur des bâtiments. On a un manga où le lecteur moderne très méprisant pour le dépouillement ancien (qui s'adressait plus à l'intelligence) peut faire abstraction du dessin caricatural, il a une sorte de plénitude esthétique qui compense quasi en continu, il a aussi un dépaysement visuel suffisant. J'avais déjà eu conscience de cette touche particulière lors de ma première lecture, mais c'est maintenant que je me rends compte de l'influence favorable que ça peut avoir sur les avis du lecteur.
Pourtant, la caricature est parfois présente de manière particulièrement abrupte, surtout au plan des anachronismes ostentatoires. Personnellement, ma réaction est plutôt inverse à celle du grand public, puisque, pour moi, les anachronismes ostentatoires me semblent déconsidérer la prétention à un propos sérieux sur le bouddhisme, ils font ressentir que Tezuka ne croit guère au bouddhisme malgré la fierté qu'il met à traiter ce sujet religieux. D'ailleurs, Tatta, personnage fictif, donne à un moment donné des leçons à ce fils de riches qu'est le futur Bouddha qui ne laissent aucun doute sur le caractère biaisé du récit. Tatta introduit un truc fort du manga, c'est le passage de son esprit d'un animal à un autre, mais le personnage de Tatta est également assez irrégulier. C'est un voleur qui devient quelqu'un de bien rapidement en montrant que, tout en bas des castes, paria, il dépasse les castes, sauf que plus tard face au futur Bouddha encore enfant on a un premier temps où il se moque du fils qui vit dans l'opulence en ignorant le monde puis on a un dérapage du récit où Tatta méprise les voleurs et même leur vie, alors qu'il nous a été introduit en tant que voleur paria proche de l'égalité avec les animaux, puis Tatta méprise la vie d'une vieille ou tient des discours de mépris sur les parias et les esclaves. C'est un peu mal pensé tout ça.
Le succès du récit auprès du grand public doit aussi se fonder sur sa dynamique banalisée. Les propos tenus sont souvent assez simples et on rebondit d'action en action. Cela se lit comme un regard un film américain de second ordre : "Qu'est-ce que tu fais ?" "Vite ! elle va mourir !" "Laisse tomber, il est pas pour toi. C'est le ciel et la terre entre vous deux.", "Hum ! De quoi tu causes ? Un prince, c'est le cadet de mes soucis... J'étais en train de cogiter à un moyen de voler le trésor du château". Ce manga est mis au-dessus des autres de Tezuka pour les mauvaises raisons, alors que c'est probablement un manga secondaire qui sollicite beaucoup moins la puissance créatrice et la pensée incisive de Tezuka.
Puis, j'en reviens à l'esthétique. Quand je lis Ayako, Barbara, Kirihito et MW, je suis ébloui, page après page, par la disposition des cases, les symétries, les échos, par les lignes, les dynamiques, par la forme des cases, par le symbolisme très puissant d'un dessin "silencieux" sur lequel il faut s'arrêter pour se demander ce qu'il fait là dans le récit, etc., etc. Je suis très loin d'avoir le même sentiment en lisant La Vie de Bouddha. Dans les premières pages, j'admire la beauté d'une page couleur avec les tons bleus variés pour le ciel et les plus hauts sommets de l'Himalaya, puis pour les monts moins élevés, le village et je dirais le plateau on a une déclinaison de tons ocres, orangés avec des aplats plus jaunes pour les murs. C'est du très beau dessin, mais ce n'est pas l'impact très violent de la haute portée artistique des planches des autres mangas qui ont ma préférence. Cela se poursuit sur les autres pages. Je ne suis quand même pas ébloui par les pages sur le lapin qui s'est sacrifié et qui est devenu une constellation, c'est du beau dessin évident pour tous dans ce qu'il dit, mais ce n'est pas ça un prodige de dessins à forte signification symbolique qui scotche le vrai amateur d'idées subtiles. Certes, on voit défiler les techniques typiques de l'auteur, par exemple celles dynamiques où Tatta vole Chaprah, puis celles où Chaprah se fait fouetter, mais ça reste des pages de B. a.-ba. La première page qui m'a marqué, c'est la 43 de l'édition Prestige tome 1, avec son magnifique ordre des cases obliques qui perturbe la lecture passive d'ailleurs. Enfin, une page digne des autres mangas que j'apprécie tant. J'ai bien aimé le quasi effet de rupture avec le quatrième mur à la page 76, quand Tatta pointe du doigt les soldats qui galopent au loin vers eux, car l'image a un cadre d'écran large de cinéma et Tatta semble les pointer du doigt moins inscrit dans le paysage que comme devant un écran, bien que son regard sur le côté ne brise pas le quatrième mur, ne s'adresse pas aux lecteurs, mais à ses compagnons. L'image ne sort pas du récit mais presque, ce qui est dû à la désinvolture de pointer du doigt mais sans regarder cette menace qui arrive dans le dos. On regarde son public, pas ce qu'on pointe du doigt. C'est encore une très belle page.
Autre page remarquable, la page 86 qui, pourtant, sort du vraisemblable dans un pur esprit cartoon. Cette fois, le quatrième mur est brisé, mais je précise qu'il y a dans une BD deux façons de le briser, soit le personnage s'adresse aux lecteurs, soit l'auteur fait jouer le personnage avec les limites de la case, et c'est ce qui se passe ici. Tezuka a joué à cela dans plus d'un de ses mangas. Ici, la page dans son ensemble est intéressante pour la distribution des cases. Il y a cinq cases en trois bandes. La première bande, on a une case rectangulaire disposée normalement, mais à côté on a une case carrée de gros plan sur le visage de Tatta qui crie et cette case mange par un côté sur la précédente, ce qui fait ressortir la douleur de Tatta et l'action de sa douleur excessive sur les autres. La case inclinée introduit du désordre. Puis bande suivante on a agrandie l'image centrale elle aussi inclinée et le personnage avec des lignes de vitesse et un double dessin de lui-même frappe contre les limites de la case, ce qui symbolise superbement la rage de défier la réalité, de sortir des limites de ce monde, en devenant la fiction du personnage qui essaie de briser les limites de la case de manga, sans y arriver tout à fait. L'image se penche, le personnage finit par avoir les jambes en-dehors du cadre, mais il tombe, et sa chute se finit dans la bande suivante qui lui réimpose la loi de la BD qui suit son cours case après case. L'image oblique très légèrement en sens inverse montrant le personnage le cul par terre, mais l'image redevient quasi droite avec un côté oblique, puis 'autre dessin enchaîne sur du quasi droit, et enfin page suivante un dessin de pleine page réduit Tatta à un tout petit personnage dans un décor de désolation dont il est le centre. L'image est régulière et trop grande pour le personnage, il est vaincu, et l'agrandissement est tragique page 87. Je sais pertinemment que pratiquement aucun lecteur n'apprécie particulièrement ces pages-là du manga. Pour moi, c'est les pages qui me rapprochent le plus de ce qui m'émerveille dans les autres grands mangas de l'auteur, mais, pour les gens, eux ils sont fans de La Vie de Bouddha pour les mauvaises raisons que j'ai énumérées plus haut.
S'il va de soi que je peux trouver des choses intéressantes à dire sur l'esthétique de chaque planche, je voudrais faire état d'autres traits de génie qui m'ont plus particulièrement marqué. Je pense par exemple à la page 146 avec un dessin de grande dimension. Chaprah accepte pour père adoptif le seigneur qu'il a sauvé, et je vous laisse apprécier le traitement du dessin quand les mains de Chaprah tiennent la main du seigneur. La prise de décision est soudaine, fière et enthousiaste, et ça le dessin le montre par l'exagération du visage, du torse côtelé, des mains énormes, des bras épais. C'est assez saisissant, sans être un dessin hors de toutes proportions pour autant. C'est vraiment un dessin qui exprime la légende par des grandissements pas trop sensibles, pas exagérés.
Un passage évident à commenter pour sa démarcation originale, même si ce n'est pas le plus génial, c'est aux pages 284-286, à son tour Chaprah brise les cases du manga. Il y a deux gros plans successifs sur ses dents en train de grincer, puis on a l'image où il casse du pied les limites de quatre cases dont il est le centre, on a même des déchirures pour signifier le côté papier ou toile de fond. Mais, à la page 286, le héros est réintroduit à l'intérieur d'une case, bien qu'il tienne dans sa main un débris fait à la page précédente. C'est évidemment surréaliste et très significatif à la fois d'un abandon à une rage impuissante et cela est renforcé par un dessin vertical de la page 287 où les angles droits des allées du jardin impriment la sensation anguleuse du zigzag. Voilà ce que j'aime dans l'esthétique d'un manga de Tezuka.
Je passe sur le jeu de prolifération des marques du paria page 383, jolie prolifération expressive.
J'ai bien aimé aussi l'effet grotesque du séquencement par images des yeux de l'oiseau page 476, on a une oblique ascendante qui se comprend pour un oiseau qui monte dans le ciel en volant, et j'aime beaucoup ces gros plans sur un oeil qui regarde dans une direction puis dans l'autre, car les plans sont mal cadrés, imprécis, et cette imprécision qu'on a dans notre façon de regarder le trop gros plan sur l'oeil de l'oiseau nous suggère le trouble de l'expérience vécue par le futur Bouddha en oiseau. La bande oblique juste en-dessous, c'est la vision en large d'un cadavre, la lecture de la mort !
Bien que plusieurs anachronismes me semblent d'un rendement peu efficace, il y en a un en revanche qui est d'une beauté d'exception, un trait de génie admirable. Le futur Bouddha qui est un seigneur a écouté les gens de la cour qui vivent autour de lui et il décide de leur faire passer une épreuve qui sera une punition cocasse. Siddharta demande qu'on verse de l'encre dans la piscine et là on a l'amorce de l'anachronisme génial qui va aussi consister à briser le quatrième mur, puisque parmi deux personnages qui s'exécutent l'un dit : "Vous voulez dessiner un manga !" Deux pages plus loin, les gens se retrouvent précipités dans la piscine pleine d'encre, et cela permet d'avoir un double plan du châtiment. Dans le récit, ils sont les victimes du Bouddha, mais le fait qu'ils soient couverts d'encre permet une double lecture, celle de l'auteur lui-même qui punit les méchants dans son histoire et les présente défavorablement. Il faut bien être conscient que c'est parmi les meilleurs pages du manga.
J'arrête là mes commentaires pour l'instant. La note de 6/10 est vacharde pour ce manga, il vaut plutôt 7 ou même 8/10, mais l'histoire dont je n'ai pas beaucoup parlé n'est pas la plus puissante de Tezuka, et puis j'en ai marre. Personne ne pense à mettre en avant les planches que j'ai citées, personne ne les commente, et on peut dire que les gens ne s'y arrêtant pas n'en saisissent que partiellement le sens, et je suis désolé mais, même s'il est évident que je peux dire des choses sur chaque dessin, puisque chaque dessin a été pensé, on voit bien que j'ai une sélection d'images ou même de pages marquantes (puisque je commente souvent l'effet d'ensemble d'une ou deux pages) qui spontanément ne rivalise pas avec Barbara, Ayako, MW. C'est un peu court de dire que chacun voit les choses différemment, a des attentions différentes. Moi, je vois tel horizon des qualités, un autre verra plutôt ceci. Je veux bien jusqu'à un certain point, mais lisez mes recensions sur les autres mangas de Tezuka que je cite ici, et constatez que personne ne commente les mises en page ou les dessins à ce point comme je le fais, que personne donc n'y attache sa vraie importance alors même que mes commentaires montrent que c'est génial et que ça fait vibrer la lecture quand on les cerne, et puis si personne ne fait des commentaires comparables aux miens sur non seulement l'esthétique des pages mais les significations subtiles de pages précises, comment on va pouvoir me soutenir qu'il y a plein de trucs que je ne vois pas à côté de ceux que je vois, ce qui relativiserait mon affirmation que d'autres mangas sont plus percutants que La Vie de Bouddha ? Pour l'instant, les gens n'ont rien à m'opposer et quand ils m'opposeront quelque chose il faudra débattre pourquoi il est venu plus naturellement sur la table ce que j'ai trouvé à dire que le reste, car l'art est efficace quand il parle spontanément à quelqu'un. Moi, l'art de Tezuka me parle spontanément et les pages que je commente peuvent enseigner aux gens à lire avec une meilleure mise en marche de leur attention aux faits symboliques esthétiques. Même si les gens n'ont pas cerné cela consciemment jusqu'à présent, une fois qu'ils ont le truc, à condition bien sûr de ne pas tourner les pages à toute vitesse, ils vont avoir des réflexes de lecteur immédiatement profitables. Et certes on peut améliorer de lire sur les pages de La Vie de Bouddha, même sur les pages de n'importe quelle BD, mais moi je vois plus de pages qui me scotchent dans les mangas Barbara, Ayako et MW que dans La Vie de Bouddha. J'ai plus l'impression d'être secoué cérébralement par les subtilités vertigineuses de l'exécution des autres mangas cités que par ce récit sur le "très très très important" sujet de la spiritualité religieuse en Asie.

davidson
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le 28 nov. 2020

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davidson

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