Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2019/03/la-vie-de-bouddha-integrale-vol.2-d-osamu-tezuka.html
Deuxième tome (sur quatre prévus) de la réédition « intégrale prestige » de La Vie de Bouddha de Tezuka Osamu – encore une belle brique, même si un chouia moins que son prédécesseur ! Et un récit très ample et en même temps très dense, aux caractéristiques de roman feuilleton, ce qui ne facilite pas toujours la chronique – n’attendez pas de ce compte rendu quelque chose d’exhaustif, ça n’est pas dans mes cordes et ça serait probablement un peu absurde.
Mais disons du moins que l’on peut scinder les (très) divers arcs narratifs de ce tome 2 en deux groupes, même s’ils sont forcément poreux, ou liés, comme vous préférez : le premier groupe concerne directement le prince Siddartha devenu ascète et sur la voie de devenir Bouddha, ainsi que les autres ascètes qu’il est amené à fréquenter ; le second met en avant d’autres personnages, dans des récits davantage tournés vers l’aventure et/ou la politique. Je m’étendrai ici essentiellement sur le premier groupe, car il est à ce stade le moteur de l’histoire, et pour l’essentiel ce qui m’a le plus parlé dans ce deuxième volume.
Adonc, Siddartha a tout récemment quitté Kapilavastu, et, dès le premier chapitre, il fait la rencontre de deux personnages déterminants – deux jeunes ascètes comme lui : le fier Dhépa est un shramane, très assidu dans ses austérités, et convaincu que la souffrance est la clef de la vie d’ascète, qu’elle relève de son devoir – aussi s’est-il déjà à ce stade, et de lui-même, brûlé un œil. Bien différent, le petit Asaji, que ses parents collent entre les pattes des deux autres, est un gamin chétif, perpétuellement la goutte au nez et l’air un peu niais…
Dhépa, que nous aurons l'occasion de voir peu charitable, se passerait bien de tel compagnon de route, mais Asaji les suit, d’une manière ou d’une autre – et Siddartha lui sauve même la vie en suçant le poison dans son corps. Or cette expérience, au cours de laquelle Asaji a bien failli mourir, change à jamais le personnage : son périple de l’autre côté du voile lui a conféré un pouvoir de prescience – il sait prédire à peu près tout, mais, comme c’est le lot de ces oiseaux de malheur, il prédit surtout les catastrophes… qui se réalisent bel et bien, immanquablement. Il sait aussi, à ce stade, le moment et les circonstances, pas moins horribles, de sa mort précoce, dix années seulement plus tard – et le petit Asaji sidère Siddartha par son « stoïcisme », disons, la sérénité avec laquelle il accueille tout cela et jusqu’à sa propre fin… Nous assisterons bel et bien, dans ce volume, à la mort d’Asaji – car elle est un moment clef sur la voie de l’illumination pour un Siddartha désemparé.
D’ici-là, cependant, les trois ascètes se rendent dans la Forêt des Austérités, un enfer masochiste où comme une colonie de dévots s’inflige journellement mille morts au service de la foi. Ils doivent y demeurer des années, et endurer la souffrance au quotidien. Cet enfer est pour Dhépa un paradis : le shramane se montre plus que jamais assidu dans ses austérités – et plus qu’à son tour critique de ceux qui ne souffrent pas autant que lui.
Or, si Asaji traverse tout cela comme une brise sereine, Siddartha, lui, s’interroge : toute cette souffrance est-elle vraiment nécessaire ? Qu’apporte-t-elle au juste ? Progressivement, au cours même de ses douloureuses austérités, Siddartha réalisera qu’il est vain et faux de prétendre que l’homme doit souffrir, au sens où il s’agirait d’un devoir imposant à l’homme de désirer et de rechercher la souffrance. Il comprend alors que, si la souffrance est primordiale, la réalité essentielle de la vie même, la vouloir est absurde, et la subir ne résout rien… Et il songe à quitter la forêt.
Tout cela, pour Dhépa, relève de l’hérésie pure et simple – car ce personnage, que nous n’avions guère l’occasion de trouver aimable jusque-là, même en tant que compagnon des plus positifs Siddartha et Asaji, se révèle à terme pour l’homme qu’il est vraiment : un bigot borné, dont la conception du monde est délibérément simpliste et intolérante – c’est comme ça et pas autrement. Et un homme dévoré par son ego, aussi, très fier de sa pratique ascétique extrême, et prompt à critiquer qui ne suit pas son exemple… Mais il semblerait que Dhépa ait encore un rôle à jouer dans cette histoire – peut-être une forme de rédemption lui est-elle malgré tout accessible… Lui, qui a trahi Siddartha, deviendrait son disciple – il a quelque chose, disons, d’un Judas ou d’un Pierre à l’envers…
Mais tout cela – les austérités, la sérénité d’Asaji jusqu’au moment de sa mort, la bigoterie brutale de Dhépa, mais aussi d’autres choses encore, des retrouvailles ambiguës (avec Tatta et Miguéla, notamment), des échos de la situation à Kapilavastu ou au Kosala (et de ce que son absence y entraîne), ses relations avec ses « voisins », ascètes ou aristocrates, vieillards et enfants, hommes et femmes, animaux et plantes aussi, etc. – tout cela, donc, ne s’avère pas vain en définitive, car ce sont autant d’étapes sur la voie de l’illumination pour Siddartha.
Et dans la conception du bouddhisme que Tezuka met en scène, cet itinéraire est défini par le principe divin même, Brahmâ, qui intervient dans la vie de Siddartha (mais aussi d’Asaji, etc.), lui apparaissant sous la forme d’un vieil homme, dans des rêves ou des visions – et Brahmâ lui annonce qu’il connaîtra l’illumination, et il en donne d’une certaine manière le signe, conférant à son tour, mais plus significativement que précédemment, au prince Siddartha devenu ascète, le nom de Bouddha, l’éveillé.
L’éveil de Bouddha, au pied d’un arbre, en compagnie des animaux, se produit vers la fin de ce deuxième volume. Siddartha demeure pourtant, en même temps, un jeune homme un peu naïf et régulièrement pris par le doute. C’est qu’à tout prendre son itinéraire ne fait que commencer…
Mais on croise donc bien d’autres personnages dans ce gros deuxième volume, qui, comme dans le premier, volent régulièrement la vedette à Siddartha. Du moins au sens où des arcs narratifs assez développés peuvent les mettre longuement en scène, là où notre héros disparaît purement et simplement de ces pages : il se fait voler la vedette quantitativement, donc. Qualitativement, je n’en suis en effet pas toujours persuadé, et si certaines retrouvailles font plaisir (Tatta et Miguéla au premier chef, mais qui pour le coup sont directement liés à Siddartha), d’autres « écarts » ne produisent pas toujours grand-chose pour l’heure, ou peuvent donner le sentiment de quelque chose d’un peu « facile », peut-être (comme le dernier chapitre avec le géant Yatara, un peu téléphoné, si sa conclusion auprès de Bouddha est importante).
Deux de ces personnages pèseront probablement davantage sur la suite des événements. Le premier, et de loin le plus intéressant, est Dévadatta, le fils de l’odieux Bandaka – et qui est semble-t-il destiné à devenir une sorte de « rival » de Bouddha. À ce stade de l’histoire, Dévadatta n’est qu’un tout petit enfant, mais sa vie est déjà très tumultueuse… et passablement morbide. Dès le deuxième chapitre, et de manière bien plus saisissante finalement qu’au travers des austérités des ascètes, Tezuka infuse ainsi dans son récit une noirceur et une violence qui tranchent sur le dessin tout rond et passablement enfantin, y compris donc quand il s’agit de mettre en scène des enfants ; c’est que cette violence, cette rudesse, sont connotées de traits éthiques douloureux et résolument adultes – la sensation de malaise n’en est que plus palpable. Ici, Tezuka subvertit d’une certaine manière le thème classique de l’enfant sauvage : les petits animaux mignons de la forêt qui entourent Dévadatta ne doivent pas tromper, le propos est tout sauf naïf, il est même essentiellement cruel. Mais nous n’en savons pas beaucoup plus pour l’heure – une bonne décennie au moins s’écoulera avant que Dévadatta ne revienne sur le devant de la scène.
Le second personnage à évoquer m’a moins convaincu, même s’il présente certaines caractéristiques qui valent d’être soulignées, et qui l’intègrent bien dans le propos plus général de la bande dessinée : il s’agit de Virudhaka, plus communément appelé le Prince Luly (?). Il est le fils du roi du Kosala et d’une esclave de Kapilavastu – ce que tous deux ne comprennent que bien tardivement, eux qui croyaient que la femme était de leur caste, et non un leurre envoyé par leurs faibles voisins… Mais si le roi fulmine, il contient cependant sa réaction ; le Prince Luly est beaucoup moins charitable pour celle qui lui a donné la vie… Il est un nouvel avatar de ces personnages régulièrement croisés dans le premier volume, et qui sont portés aux gestes intolérants et cruels – ces aristocrates et guerriers à la morale plus que douteuse. En même temps, Virudhaka n’est pas Bandaka, c'est-à-dire un personnage unilatéralement détestable, et sa douleur peut à l'occasion toucher le lecteur. Il y a tout de même comme un fâcheux air de déjà-vu… Même si c'est une bonne occasion de revenir sur la critique du système des castes, prépondérante dans le tome 1, beaucoup plus discrète dans celui-ci. Mais l’aspect le plus intéressant du personnage est probablement ailleurs : l’obsession du prince pour la date de sa mort – avec Asaji qui est de la partie. Plus encore que Siddartha à cet égard, il incarne l’antithèse de l’ascète avec la goutte au nez : l’homme qui est obnubilé par sa fin, presque au point de ne plus vivre. Ce qui justifie j’imagine sa place dans cette histoire.
Le bilan de ce deuxième volume est assurément positif. Pourtant, je suppose qu’il me faut le placer un bon cran en dessous par rapport au premier : si on en retrouve l’essentiel des qualités, dans le fond comme dans la forme, le récit tend à se disperser un peu trop, et pas toujours très utilement. Si l’épisode consacré à l’enfance de Dévadatta est saisissant, le Prince Luly et quelques autres manquent un peu de caractère.
La BD convainc surtout quand elle se focalise sur Siddartha et ses comparses si différents, Dhépa et Asaji. Tezuka met brillamment en scène l’évolution spirituelle de Siddartha jusqu’à son éveil, d’une manière qui parvient, non seulement à intéresser, mais aussi à toucher, un lecteur occidental pour qui le bouddhisme et son histoire ont probablement quelque chose d’un peu obscur – et c’était pourtant particulièrement périlleux.
Mais, oui, Tezuka a réussi son coup – et si ce deuxième volume me paraît donc un peu moins bon que le premier, j’en ai grandement apprécié la lecture, et il me faudra lire la suite (j’ai cru comprendre d’ailleurs que le troisième tome… sortait aujourd’hui même !).