Voilà une bd atypique, introduite par l'historien Benjamin Stora et une reproduction d'une affiche d'époque magnifique annonçant la célébration du centenaire de l'Algérie française en juin 1930. Avant même que le récite ne commence, le ton de la bd est donné, Benjamin Stora nous rappelant utilement le contexte historique : la France présente en Algérie depuis 1830, célèbre un siècle plus tard ce centenaire pour glorifier l'œuvre coloniale, dans le même esprit que l'exposition coloniale de Paris de 1931, un an plus tard (lire par exemple le roman de Didier Daennincks, qui traite de la question) : un centenaire très médiatisé avec une « campagne sans précédent » nous dit Stora : affiches, articles, cartes postales, timbres, etc. L'historien rappelle aussi que les Français occultaient alors des questions pourtant importantes comme les évolutions démographiques des différentes populations ainsi que les inégalités croissantes ou encore le problème du statut des Algériens.

Le Centenaire est le tome 4 de la série Carnets d'orient de Jacques Ferrandez, mais il peut toutefois se lire indépendamment des autres volumes, se suffisant à lui-même. Le titre de l'album est polysémique, évoquant la célébration du centenaire de 1930, bien sûr, mais aussi un personnage centenaire encore vivant en 1930, très important dans le récit.

Ce tome aborde, de façon plus ou moins approfondie, les thèmes suivants :
- Evidemment, le centenaire et la propagande de l'époque, qui véhicule les bienfaits de la colonisation ;
- Le petit milieu de la bourgeoisie blanche, où tout le monde se connaît, où l'on fait pression sur la presse pour éliminer les articles anticolonialistes ou qui remettraient en question le rôle positif des Français ou l'absence de droits pour la population arabe... Ici, Ferrandez nous montre des colons français sûrs d'eux, méprisants à l'égard de ceux qualifiés par eux d'« indigènes », considérés comme des fainéants, même si certains colons se montrent paternalistes. On notera aussi l'antisémitisme d'une partie de ces colons, compagnon logique du racisme anti-arabe ;
- Les humiliations quotidiennes vécues par les Arabes ;
- les zouaves.

C'est l'histoire d'un journaliste né en Algérie mais vivant depuis longtemps en métropole, qui doit couvrir la préparation des fêtes du centenaire, mais on lui demande des articles favorables à l'œuvre coloniale française. Rendu malade au propre comme au figuré par ce qu'est devenu son frère vivant sur place, parce que font les Français, par la propagande officielle, il s'insurge progressivement contre ce qu'on attend de lui, favorable à une conception plus noble du journalisme... La rencontre avec le centenaire ne sera pas pour rien dans cette évolution, celui-ci, ancien soldat français ayant quitté l'armée, considérant que le centenaire est une « insulte aux indigènes » : « on commémore leur défaite, leur humiliation et on a l'arrogance ou l'inconscience de les associer aux cérémonies pour qu'ils célèbrent leur vainqueur ! »

Mais il n'est pas seulement question ici de politique, l'album évoque aussi les relations ente deux frères que beaucoup de choses séparent, et d'autres intrigues que je vous laisse découvrir. Une histoire de famille en somme.

A noter également, outre l'introduction de Benjamin Stora, une autre particularité de cet album : le fait qu'il est parsemé de documents d'époque qui illustrent le propos de l'auteur et le renforcent tout en donnant à l'album une dimension pas uniquement fictionnelle mais aussi, un peu, documentaire. Ferrandez place ainsi, parfois en plein milieu de ses planches, des documents très variés : cartes postales d'époque, articles de journal, un plan d'Alger, des photos de la ville, un document de la compagnie de navigation indiquant les horaires et destinations des bateaux au départ de Marseille, le calendrier des fêtes et manifestations du centenaire, des extraits de guide touristique etc. Cela enrichit l'album tout en permettant par exemple de comparer le dessin de Ferrandez à des photos d'époque avec des angles de vue différents, pour que ce ne soit pas redondant (exemple : la place du gouvernement à Alger). Il y a donc là un gros travail de documentation qui nous est restitué à travers des dessins de toute beauté, notamment lorsque Ferrandez croque Alger, mais aussi avec des documents variés et passionnants.

Signalons également que Ferrandez varie aussi son travail en insérant assez régulièrement des aquarelles entre des cases dessinées plus classiquement. Ses dessins, notamment à l'aquarelle, parviennent superbement à rendre compte de la lumière, de l'ambiance et des sensations du personnage principal. Ferrandez aime l'Algérie, et il nous le rend bien à travers son travail, magnifiant la beauté de ce pays malheureusement trop méconnu aujourd'hui.

Un superbe album, intéressant, beau et intelligent.
socrate
9
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le 23 févr. 2012

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socrate

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