La ligne rouge, je trouve justement que Malick la franchit un peu trop souvent dans ce film, malgré d’incontestables qualités, que j’évoquerai tout d’abord.
La mise en scène est formidable, la photo très chouette, la composition des plans quasi parfaite. Les plans de Terrence Malick sont millimétrés et judicieusement choisis, il sait capter les regards qui en disent long, d’autant plus que la distribution est pertinente. Quel talent, dans la scène de l’assaut de la colline, pour montrer l’angoisse avant l’attaque, la nervosité, la trouille au ventre, l’insupportable souffrance des autres, la douleur de tuer, la rage d’avoir pu mourir, la folie qui s’empare des hommes, le surgissement de l’insensibilité, le désarroi face aux ordres, les engrenages, la logique implacable, mais aussi la possibilité du refus. Tout cela, Malick le montre admirablement, avec un talent difficilement contestable. Et cette description de la guerre me va bien, les soldats présentés n’étant que des hommes, et pas nécessairement des héros. C’est tout de même appréciable.
Sans avoir été bouleversé, comme d’autres, par le film, je dois reconnaître qu’il m’a par moment ému, notamment durant l’attaque de la colline. Mais les aspects esthétisants et les trop nombreux discours creux présents tout au long du film m’ont grandement gâché le plaisir.
D’abord le côté esthétisant. Le film est beau, je l’ai dit, mais pour moi, un film, c’est un propos, un discours, et pas seulement une suite de belles images, de surcroît égrénées de propos dignes d’une philosophie de comptoir.
Malick aime bien filmer la nature, et il le fait bien : en travelling ou en plan fixe, la Ligne rouge nous montre à de nombreuses reprises des éléments de la nature, des animaux, les herbes hautes, les feuilles qui bougent au vent, la lumière du ciel perçant à travers les arbres et leurs feuilles, les palmiers vus du sol…. C’est vrai que c’est beau. Pour ma part, j’adore m’allonger sous un arbre et regarder le ciel et voir la lumière passer entre les feuilles, admirer la géométrie et les dessins proposés par la nature : le pied de l’arbre, lieu propice au rêve et à la méditation. Mais là c’est trop, la nature est belle, certes, mais cessons de l’idéaliser, ou de la figer comme on le fait trop souvent. Ces images alourdissent le film sans apporter grand-chose au récit, sauf à nourrir une présentation pour le moins discutable de la nature.
Car Malick reprends une thématique éculée, celle du mythe du bon sauvage, ici, des populations mélanésiennes, évoluant en harmonie avec la nature, vivant de façon paradisiaque dans un éden menacé de destruction par les maux de la « civilisation » moderne. Comment ne pas être, comme lui, fascinés par ces peuples « premiers » ? Comment ne pas être touchés par la forme de remise en question que leur existence même nous suggère ? Mais il faut tout de même savoir raison garder, et cesser d’idéaliser ces populations. Certes, elles souffrent de leur mise en contact avec le monde moderne, nos « civilisations », mais il faut arrêter de croire que ces peuples vivaient forcément heureux avant de nous rencontrer. La vie chez eux était dure, et les conflits entre tribus souvent sanglants. Le propos de Malick dans ce film est trop caricatural et manichéen, opposant la nature, belle et bonne, dans laquelle il intègre les populations mélanésiennes du film, et la « civilisation » moderne, destructrice, qui ne rien faire d’autre que d’assassiner le bonheur préexistant.
Et puis, que de dialogues creux, de réflexions biaisées : d’où vient le mal, comment s’est-il immiscé en ce bas monde, comme si celui-ci était en quelque sorte « bon » avant les hommes, ou avant la « civilisation » (les Mélanésiens présentés ici semblaient encore préservés de la folie). Qui est responsable ? D’où vient l’amour, qui l’a placé en nous ? Il y a dans ces questions quelque chose que je ne supporte pas, celle d’imposer en quelque sorte au spectateur un cadre de pensée, tout en donnant l’impression de ne pas s’engager, en posant seulement de vagues questions. Pourquoi l’amour viendrait-il de quelque part ou de quelqu’un ? Pour ma part, je ne peux raisonner en ces termes, du coup, ces questions et les élucubrations qui s’en suivent me sont difficilement supportables.
Et puis il y a quelque chose de trop maniéré dans les choix de Malick, avec ces récurrentes voix off formulant les pensées intimes des soldats, comme si le cinéma n’était pas capable de transmettre ces pensées autrement. Idem pour ces trop nombreux flash back sur la vie passé du soldat avec sa femme : on se doute bien du passé, on peut nous le montrer voire le suggérer une fois, mais il n’est pas besoin pas besoin de nous le marteler, de même qu’il n’est pas utile de filmer à plusieurs reprises le vent dans les rideaux… D’ailleurs, sur le plan du procédé, la lettre de rupture à la fin est autrement émouvante que ces retours en arrière bien plats. On a un peu l’impression que Malick nous prend pour des cons, il insiste lourdement, comme s’il ne pouvait de s’empêcher de considérer que le spectateur ne sera pas capable de saisir son propos.
Le film comprend aussi trop de relents mystiques pour moi, avec cette forme de déification de la nature, avec tous ces propos pontifiants des soldats, pour reprendre l’adjectif assez judicieusement choisi par Senscritchaiev dans sa critique. J’espère ne pas paraître trop prétentieux en affirmant cela, mais il me semble bien que les réflexions données en voix off par les soldats sont quand même d’un intérêt limité, un ramassis de banalités et de réflexions de bas étage.
Bref un beau film sur le plan visuel quoiqu’un peu long et excessivement esthétisant, mais qui me laisse une impression plus que mitigée, l’ensemble étant gâché par une forme de prétention philosophique et la présence de trop nombreux éléments mystiques maladroitement placés par Malick. Un film très beau, mais tellement lourd… Bonté divine, Terrence, vous auriez pu nous épargner cela !