J’aime bien Baru et ce qu’il fait. Notamment par ce que ses bd sont un peu engagées, parce qu’il y a du fond, pas seulement des histoires plaisantes, parce qu’il s’intéresse aux oubliés ou aux perdants de l’histoire. Le chemin de l’Amérique n’est pas un album extraordinaire, mais son récit nous rappelle le poids du contexte historique dans les destins individuels, ici durant la guerre d’Algérie.
De l’Amérique, il est finalement bien peu question dans cet album, le titre de l’album n’est valable que parce qu’il s’agit de narrer le chemin d’un homme, jusqu’à une fin présentée de façon hypothétique mais qui semble tout de même avoir le soutien de Baru. Il s’agissait d’atteindre l’Amérique mais, bien sûr, le chemin est semé d’embuches. Parce que Saïd Boudiaf, jeune boxeur algérien repéré à Philippeville en 1955, est rattrapé par la guerre qui touche l’Algérie. Et qu’il se trouve au centre d’intérêts contradictoires. Parce que les gaullistes en 1959 voudraient utiliser sa réussite pour montrer l’intérêt de l’association entre la France et l’Algérie, dans le cadre du projet d’autodétermination du général de Gaulle. Parce que le FLN exige de lui qu’il paie l’impôt révolutionnaire et qu’il refuse de s’y soumettre. Parce que son frère s’est engagé du côté du FLN, et parce qu’une Française qu’il rencontre serait peut-être bien une porteuse de valises. Tout cela pourrait bien contrarier une carrière dans le sport, car au FLN, on aimerait bien qu’il arrête de boxer pour la France…
J’aime ce genre de lecture qui te pousse à vouloir en savoir plus, à fouiller un peu, ici, dans la merde de l’Histoire, celle avec une grande hache. L’album date de 1990, et il évoque les ratonnades du 17 octobre 1961, jusque là peu mises en avant, sauf par Didier Daenincks dans Meurtres pour mémoire, un an avant un premier travail d’historien (La Bataille de Paris, de Jean-Luc Einaudi). Surtout, Baru et Thévenet se seraient en partie inspirés de l’histoire de Chérif Hamia, boxeur algérien qui se serait laissé battre en championnat du monde à la suite de pressions du FLN. L’histoire n’est pas claire, on ne saura probablement jamais si elle est vraie ou pas, mais Baru et Thévenet s’appuient sur ce parcours pour montrer la difficulté d’être un sportif algérien durant la guerre d’indépendance de ce pays. Ici, les auteurs, en fin d’album, penchent pour un départ dans la clandestinité de Saïd juste après le 17 octobre 1961, qui aurait mis fin à ses hésitations et à son premier choix de carrière individuelle qu'il avait jusqu'alors préféré au combat collectif pour la liberté et une Algérie indépendante. Ainsi, nos auteurs préfèrent une fin engagée plutôt qu’un héros qui se soumet aux pressions, comme l’aurait fait Chérif Hamia. C’est le seul moment où Baru et Thévenet, discrètement et sans être catégoriques, semblent prendre position, car l’album a plutôt un aspect documentaire, assez neutre, décrivant une réalité sous tous ses aspects, sans forcément en privilégier un.
Ce qui est dommage, c’est que tout ça est bref, beaucoup trop bref. C’est une nouvelle fois une des limites de la bande dessinée, en tout cas dans le format 48 pages, celle de ne pouvoir véritablement aller au fond des choses, de raconter parfois de belles histoires mais trop souvent de façon superficielle. C’est encore un peu le cas ici, même si Baru et Thévenet se sont bien documentés. Mais c’est aussi le point fort de ce format, pouvoir aborder de façon légère mais très réaliste des questions pas souvent abordées, notamment dans le cadre d’une histoire parfois négligée. Rappelons par exemple que la France n’a officiellement accepté le terme de « guerre » pour le conflit algérien qu’en 1999. En 1990, Baru et Thévenet n’étaient pas en retard.