Chouette, une nouvelle œuvre inspirée par le cycle troyen ! Si le peuple des Amazones est à peine mentionné dans l'Iliade, après Homère plusieurs auteurs antiques ont fait d'elles des protagonistes à part entière de la Guerre de Troie. Mais la relative obscurité dans laquelle elles sont demeurées permet aujourd'hui de leur inventer une histoire : voilà la tâche à laquelle se sont attelés Géraldine Bindi, qui signe là son premier scénario, et Christian Rossi, vieux briscard de la BD.
Ce qui frappe en premier lieu quand on feuillette "Le cœur des Amazones", c'est le style graphique. J'avais déjà apprécié le travail du dessinateur sur "Tirésias", autre BD inspirée de la mythologie grecque, sans aller jusqu'à être ébloui... mais cette fois je l'ai été. On a ici une alternance de dessins très épurés, parfois de simples silhouettes, avec des cases très détaillées, notamment dans la représentation de la forêt qui sert de refuge aux Amazones, ainsi que dans les scènes de combats, assez courtes et peu nombreuses mais parfaitement réalisées. Cela donne lieu à des planches magnifiques, de petites œuvres d'art tout en nuances de sépia. Les personnages sont eux aussi très réussis, tous sont aisément identifiables, chacun a ses propres caractéristiques ; mention spéciale à la reine Penthésilée, qui ressemble beaucoup à Sandahl Bergman dans "Conan le Barbare" (est-ce un hasard, ou une influence assumée par le dessinateur ?) et Achille, qui avec sa crinière bouclée pourrait être une rock-star des années 80... un peu déstabilisant au départ, mais pourquoi pas ? J'imagine que le style de Christian Rossi aura ses détracteurs, mais je trouve pour ma part qu'il contribue grandement à la franche réussite qu'est "Le cœur des Amazones".
Un bon graphisme ne suffit pas à faire une bonne BD, il faut que le scénario soit à la hauteur. J'avoue avoir eu deux craintes. La première, en voyant tous ces personnages nus, hommes comme femmes, était que l'ensemble flirte avec la pornographie, ou du moins avec l'érotisme racoleur. En fait ce n'est pas du tout le cas : oui, il y a dans ces pages beaucoup de paires de fesses et de seins, de pénis plus ou moins dressés et de parties de jambes en l'air, mais à la lecture tout cela paraît justifié, rien n'est gratuit. Bien sûr, il faudra tout de même éviter de laisser traîner "Le cœur des Amazones" à portée des plus jeunes ! Autre crainte, là encore vite dissipée : au vu du sujet principal (l'opposition entre les sexes, la vie d'un groupe de femmes débarrassées de "l'oppression patriarcale"), le scénario aurait pu tomber dans les clichés du féminisme bas du front qui nous submerge depuis quelque temps. Au contraire, le propos est intelligent et sensé. La société matriarcale des Amazones est loin d'être idyllique, elle est aussi cruelle et tyrannique que celle des hommes, sinon davantage ; la prétendue libération acquise par ces femmes débouche moins sur le bonheur et l'épanouissement personnel que sur la frustration et le chagrin. L'album est dédié par ses auteurs "À la réconciliation, à l'amour, au pardon" et, sans trop en révéler, c'est en effet dans ce sens que se développe l'intrigue : la guerre des sexes est bel et bien une absurdité, rien de positif ne peut sortir de relations basées sur la défiance et la rancœur, n'en déplaise à certain·e·s...
Il y aura sans doute des cuistres pour parler de "roman graphique" du simple fait que "Le cœur des Amazones" soit destiné à un public mature et que ses auteurs aient fait preuve d'une certaine ambition, graphique comme scénaristique... Pour ma part je me contenterais de parler d'une BD de très grande qualité, que je recommande chaudement à tous les amateurs.