Le décor du Dessin tranche avec le cadre dystopique des Julius Corentin Acquefacques et de Mémoire morte. L’intrigue, qui s’étale probablement sur quelques dizaines d’années, se déroule à l’époque contemporaine. Pour résumer rapidement, après la mort de son ami Édouard, Émile hérite d’une gravure, intitulée le Dessin, qui, se révélant d’une richesse inépuisable, va le fasciner, voire le hanter.
Mais on retrouve des éléments déjà présents dans les Julius Corentin Acquefacques. Le noir et blanc utilisé par l’auteur continue à ne comporter aucune nuance de gris. Les cadrans d’horloge continuent à n’être numérotés que de I à X. Le dénouement n’est pas sans rappeler la Qu… Et il y a ces emprunts récurrents à quelques peintres et écrivains : l’idée d’une image aussi riche de détails que le monde qu’elle représente n’est pas loin de la carte à l’échelle 1:1 dont parle Borges dans une nouvelle au titre que je n’ai pas le courage de chercher. C’est le propos de cet album à la construction rigoureuse.
L’utilisation du même moule à gaufres presque tout au long du récit – chaque planche sauf une comprend deux cases au format carte postale –, la structure en trois chapitres qui ont quelque chose de dialectique (« le Dessin », « le Destin », « le Dessein ») inscrit le récit dans le temps, qui est un autre thème, moins visible, du Dessin. En même temps, ces procédés sont des façons d’ordonner le chaos (Quand je retomberai dessus, je corrigerai la phrase de Borges qui dit en substance « Enfant, j’avais pris mon parti de cet ensemble incohérent de choses que nous appelons l’univers, du seul fait qu’elles coexistent. ») Or, cette mise en ordre est, précisément, la tâche que s’assigne Émile à la suite de la mort de son ami. Le personnage comme double de l’auteur… : il fallait s’en douter. On a déjà vu plus original, on a aussi vu beaucoup plus lourd et moins intelligent.
Dans la vie, cette mise en ordre n’est jamais achevée. Mais avec les œuvres d’art, si : vient un moment où Émile se retrouve en panne d’inspiration, parce qu’il a fini d’explorer l’image léguée par son ami. Sa quête changera alors d’objet – passant de la cartographie (c’est-à-dire copie + recensement) à l’interprétation. C’est dans cette phase d’interprétation que l’intelligence ludique de Marc-Antoine Mathieu trouve prend toutes ses dimensions.
Les dernières cases, qui voient l’irruption de la couleur et illustrent l’idée qu’une œuvre est toujours un portrait en creux, semblent d’ultimes clins d’œil.